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TUSCULANES, LIV. I.

l’Argo, ce fameux navire, ainsi nommé à cause

Des vaillants Argiens, qui sur ses bords reçus
Allaient dérober l’or du Bélier de Phryxus.

On se sait gré d’avoir vu cet autre détroit,

                          où Neptune en furie
Des liens de l’Europe affranchit la Libye.

Que sera-ce donc, et quel spectacle, quand d'un coup d'œil on découvrira toute la terre ; quand on pourra en voir la position, la forme, l'étendue ; ici les régions habitées, ailleurs celles que trop de chaud ou trop de froid rend désertes ? Aujourd'hui, les choses mêmes que nous voyons, nous ne les voyons pas de nos yeux. Car le sentiment n'est pas dans le corps : mais, selon les physiciens, et selon les médecins eux-mêmes, qui ont examiné ceci de plus près, il y a comme des conduits qui vont du siége de l'âme aux yeux, aux oreilles, aux narines. Tellement qu'il suffit d'une maladie, ou d'une distraction un peu forte, pour ne voir ni n'entendre, quoique les yeux soient ouverts, et les oreilles bien disposées. Preuve que ce qui voit, et ce qui entend, c'est l'âme ; et que les parties du corps qui servent à la vue et à l'ouïe, ne sont, pour ainsi dire, que des fenêtres, par ou l'àme reçoit les objets. Encore ne les reçoit-elle pas, si elle n'y est attentive. De plus, la même unie reunit des perceptions très différentes, la couleur, la saveur, la chaleur, l'odeur, le son : et pour cela il faut que ses cinq messagers lui rapporte tout, et qu'elle soit elle seule juge de tout. Or, quand elle sera arrivée ou naturellement elle tend, là elle sera bien plus en état de Juger. Car présentement, quoique ses organes soient pratiqués avec un art merveilleux, ils ne laissent pas d'être bouchés en quelque sorte par les parties terrestres et grossières, qui servent à les former. Mais quand elle sera séparée du corps, il n'y aura plus d'obstacle qui l'empêche de voir les choses absolument comme elles sont.

XXI. Que n'aurais-je pas à dire, si je m'étendais ici sur la variété, sur l'immensité des spectacles réservés à l'àme dans sa demeure céleste ! Toutes les fois que j'y pense, j'admire l'effronterie de certains philosophes, qui s'applaudissent d'avoir étudié la physique, et qui, transportés de reconnaissance pour leur chef, le révèrent comme un dieu. À les entendre, il les a délivrés d'une erreur sans borne, et d'une frayeur sans relâche, insupportables tyrans. Mais cette erreur, mais cette frayeur, sur quoi fondées ? Où est la vieille assez imbécile pour craindre

Ces gouffres ténébreux , ces lieux paies et sombres,
Effroyable séjour de la Mort et des Ombres ?

Il y avait donc là de quoi vous faire peur, sans le secours de la physique ? Tirer vanité de ne pas craindre ces sortes d'objets, et d'en avoir reconnu lo faux, quelle honte pour un philosophe 1 Voila (les gens à qui la nature aait donne un esprit bien pénétrant, puisque, si l'étude n'était vciiue à leur aide, ils allaient croire tout cela ! Un point capital, selon eux, c'est d'avoir été conduits par leurs principes à croire qu'à l'iKure de la mort ils seront anéantis. Soit. (Jue trouve-t-on dans l'anéantissement, ou d'agréable, ou de glorieux ? Au fond, je ne vois rien qui démontre que l'opi-