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TUSCULANES, LIV. I.

erronées ; mais enfin ils s’entendent tous à croire qu’il existe une puissance divine. Et ce n’est point une croyance qui ait été concertée ; les hommes ne se sont point donné le mot pour l’établir ; leurs lois n’y ont point de part. Or, dans quelque matière que ce soit, le consentement de toutes les nations doit se prendre pour loi de la nature. Tous les hommes donc ne pleurent-ils pas la mort de leurs proches ; et cela, parce qu’ils les croient privés des douceurs de la vie ? Détruisez cette opinion, il n’y aura plus de deuil. Car le deuil que nous prenons, ce n’est pas pour témoigner la perte que nous faisons personnellement. On peut s’en affliger, s’en désoler au fond du cœur, mais ces pompes funèbres, ces lugubres appareils ont pour motif la persuasion où nous sommes, que la personne à qui nous étions tendrement attachés, est privée des douceurs de la vie. C’est un sentiment naturel, et qu’on ne peut attribuer, ni à la réflexion, ni à l’étude.

XIV. Par où encore on voit que la nature elle-même décide tacitement pour notre immortalité, c’est par cette ardeur avec laquelle tous les hommes travaillent pour un avenir, qui ne sera qu’après leur mort. « Nous plantons des arbres qui ne porteront que dans un autre siècle, » dit Cécilius dans les Synéphèbes. Pourquoi en planter, si les siècles qui nous suivront ne nous touchaient en rien ? Et de même qu’un homme qui cultive avec soin la terre, plante des arbres sans espérer d’y voir jamais de fruit : un grand personnage ne plante-t-il pas, si j’ose ainsi dire, des lois, des coutumes, des républiques ? Pourquoi cette passion d’avoir des enfants, ou d’en adopter, et de perpétuer son nom ? Pourquoi cette attention a faire des testaments ? Pourquoi vouloir de magnifiques tombeaux, avec leurs inscriptions, si ce n’est parce que l’idée de l’avenir nous occupe ? On est bien fondé ( n’en convenez-vous pas ?) à croire qu’il faut, pour juger de la nature, la chercher dans les êtres les plus parfaits de chaque espèce. Or, entre les hommes, les plus parfaits ne sont-ce pas ceux qui se croient nés pour assister, pour défendre, pour sauver les autres hommes ? Hercule est au rang des Dieux : il n’y fût jamais arrivé, si, pendant qu’il était sur la terre, il n’eût pris cette route. Je vous cite là un exemple ancien, et que la religion de tous les peuples a consacré.

XV. Mais tant de grands hommes qui ont répandu leur sang pour notre république, pensaient-ils autrement ? Pensaient-ils, dis-je, que le même jour qui terminerait leur vie, terminait aussi leur gloire ? Jamais, sans une ferme espérance de l’immortalité, personne n’affronterait la mort pour sa patrie. Thémistocle pouvait couler ses jours dans le repos, Épaminondas le pouvait, et sans chercher des exemples dans l’antiquité, ou parmi les étrangers, moi-même je le pouvais. Mais nous avons au dedans de nous je ne sais quel pressentiment des siècles futurs : et c’est dans les esprits les plus sublimes, c’est dans les âmes les plus élevées, qu’il est le plus vif, et qu’il éclate davantage. Ôtez ce pressentiment, serait-on assez fou pour vouloir passer sa vie dans les travaux et dans les dangers ? Je parle de grands. Et que cherchent aussi les poètes, qu’à éterniser leur mémoire ? Témoin celui qui dit :

Ici sur Ennius, Romains, jetez, les yeux,
Par lui furent chantés vos célèbres aïeux.

Tout ce qu’Ennius demande pour avoir chanté