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CICÉRON.

que ces Juges sont Grecs, Démosthène. Voici peut-être l’objet de votre peur : et sur ce fondement vous croyez la mort un mal éternel.

VI. L’a. Pensez-vous que j’extravague jusqu’à donner là-dedans ? C. Vous n’y ajoutez pas foi ? L’a. Pas le moins du monde. C. Vous avez, en vérité, grand tort de l’avouer. L’a. Pourquoi, je vous prie ? C. Parce que, si j’avais eu à vous réfuter sur ce point, j’allais m’ouvrir une belle carrière. L’a. Qui ne serait éloquent sur un tel sujet ? où est l’embarras de prouver que ces tourments des enfers ne sont que pures imaginations de poètes et de peintres ? C. Tout est plein, cependant, de traités philosophiques, où l’on se propose de le prouver. L’a. Peine perdue : car se trouve-t-il des hommes assez sots pour en avoir peur ? C. Mais, s’il n’y a point de misérables dans les enfers, personne n’y est donc. L’a. Je n’y crois personne. C. Où donc sont-ils ces morts que vous croyez misérables ? Quel lieu habitent-ils ? Car enfin, s’ils existent, ils ne sauraient ne pas être dans quelque lieu. L’a. Je crois qu’ils ne sont nulle part. C. Vous croyez qu’ils n’existent donc point ? L’a. Oui, et c’est justement parce qu’ils n’existent point, que je les trouve misérables, C. Je vous pardonnerais encore plutôt de croire un Cerbère, que de parler si peu conséquemment. L’a. Hé comment ? C. Vous dites du même homme, qu’il est, et qu’il n’est pas. Y songez-vous ? Quand vous dites qu’un mort est misérable, c’est dire d’un homme qui n’existe pas, qu’il existe. L’a. Je ne suis pas si peu sensé que de tenir ce langage. C. Que dites-vous donc ? L’a. Je dis, par exemple, que Crassus est à plaindre d’avoir perdu de si grandes richesses en mourant : que Pompée est à plaindre d’avoir perdu tant de gloire, tant d’honneurs : qu’enfin tous ceux qui ont perdu le jour sont à plaindre de l’avoir perdu. C. Vous y revenez toujours. Car, pour être à plaindre, il faut exister. Or, tout à l’heure vous disiez que les morts n’existaient plus. Donc, s’ils n’existent plus, ils ne sauraient être quelque chose, et par conséquent ils ne sauraient être misérables. L’a. Je ne m’explique pas bien, apparemment. J’ai prétendu dire que de n’être plus après que l’on a été, c’est de tous les maux le plus grand. C. Pourquoi plus grand que de n’avoir absolument point été ? Il s’ensuivrait de voire raisonnement, que ceux qui ne sont pas nés encore, sont déjà misérables : et cela, parce qu’ils ne sont point. Car, s’il est vrai qu’après notre mort nous souffrirons de n’être plus, il faut qu’avant notre naissance nous ayons souffert de n’être pas. Je n’ai, pour moi, nulle idée d’avoir eu des maux avant ma naissance : peut-être vous souvenez-vous des vôtres ; je vous prie de m’en faire le récit.

VII. L’a. Vous le prenez sur un ton de plaisanterie, comme si j’avais parlé des hommes qui sont à naître, et non pas de ceux qui sont morts. C. Mais ceux qui sont morts, vous dites donc qu’ils sont ? L’a. Au contraire, je dis qu’ils sont misérables de n’être pas, après qu’ils ont été. C. Vous ne sentez pas que cela implique contradiction ? Qu’y a-t-il, en effet, de plus contradictoire, que de n’être point du tout, et d’être, ou misérable, ou tout ce qu’il vous plaira ? Quand, au sortir de la porte Capéne, vous voyez les tombeaux de Calatinus, des Scipions, des Servilius, des Métellus, jugez-vous que ces gens-là soient misérables ? L’a. Puisque vous me chicanez sur ce mot, sont, je le supprimerai : et au lieu de vous dire que les morts sont misérables, je dirai que c’est pour eux un mal de n’être plus. C. Quand vous dites eux, vous supposez des gens qui exis-