Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome III.djvu/503

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
495
DES VRAIS BIENS ET DES VRAIS MAUX, LIV. I.

est inutile d’employer une habile dialectique pour démontrer ce qui se prouve assez de soi-même. Car il y a différence, dit Épicure, entre ce qu’on ne peut démontrer que par raisonnement et syllogisme, et ce qui ne demande qu’un simple avertissement et comme un unique regard ; les choses abstruses et enveloppées de ténèbres ont besoin d’étude pour être bien démêlées, les choses faciles à comprendre et évidentes se saisissent au premier coup d’œil. Ôtez les sens à l’homme, il ne lui reste plus rien ; c’est donc aux sens, c’est-à-dire à la nature elle-même à juger de ce qui est conforme à la nature ou de ce qui lui est contraire. Et, je vous le demande, à quel signe pouvons-nous démêler et reconnaître ce qu’il faut rechercher ou fuir, si ce n’est à cette marque sensible de la volupté ou de la douleur ? Il y a dans notre école plusieurs esprits qui veulent établir avec plus d’art et d’appareil ce premier principe, et qui disent que ce n’est pas assez de juger par les sens de ce qui est bon et mauvais, mais que l’on peut connaître par l’esprit et par la raison que l’on doit rechercher la volupté pour elle-même et que la douleur inspire une aversion légitime, et qu’ainsi la recherche de l’une et la fuite de l’autre se déduisent d’une notion naturelle, gravée dans tous les esprits. D’autres, de l’avis desquels je suis, voyant que tant de philosophes soutiennent qu’il ne faut mettre ni la volupté au rang des biens, ni la douleur au rang des maux, disent que nous devons ne pas trop nous reposer sur la bonté de notre cause, mais soutenir la discussion, rechercher avec soin ce que l’on peut démontrer sur la volupté et la douleur, et établir notre doctrine par une habile argumentation.

X. Mais pour vous faire bien connaître d’où vient l’erreur de ceux qui accusent la volupté et se font les partisans de la douleur, je vais aller tout droit au fond du sujet, et vous expliquer ce qui a été dit à cet égard par l’inventeur de la vérité que l’on pourrait appeler l’architecte du bonheur. Personne certainement ne craint ni ne fuit la volupté parce que c’est la volupté, mais parce qu’elle attire de grandes douleurs à ceux qui ne savent pas en faire un usage raisonnable ; et d’un autre côté, personne n’aime, ne recherche et n’ambitionne la douleur pour elle-même, mais parce qu’il se présente quelquefois des conjonctures où le travail et la douleur nous conduisent à quelque grande jouissance. Car pour descendre jusqu’aux petites choses, qui de nous se livre jamais à un exercice pénible, si ce n’est pour en retirer quelque avantage ? Et qui pourrait justement blâmer ou celui qui rechercherait une volupté de laquelle ne pourrait résulter aucune suite fâcheuse, ou celui qui éviterait une douleur dont il ne pouvait espérer aucun plaisir ? Tout au contraire nous blâmons avec raison, et nous croyons dignes de mépris et de haine ceux qui, se laissant séduire et corrompre par les attraits d’une volupté présente, ne prévoient pas à combien de maux et de chagrins une passion aveugle les peut exposer. J’en dis autant de ceux qui trahissent leurs devoirs par faiblesse d’âme, redoutant lâchement le travail et la douleur. Il est bien facile de justifier cette apparente diversité de vues. Car lorsque nous sommes tout à fait libres, et entièrement maîtres de nos actions, lorsque rien ne nous empêche de faire ce qui peut nous donner le plus de plaisir, nous pouvons nous livrer sans