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DES VRAIS BIENS ET DES VRAIS MAUX, LIV. I.

De ces opinions, il en est trois qui eurent un grand retentissement et une influence toute particulière ; ce sont celles-là mêmes qui sont exposées successivement dans le traité de Cicéron et auxquelles se rattachent toutes les autres. Épicure soutient que le bonheur est dans la volupté bien entendue ; Zénon le met uniquement dans la vertu ; Aristote, ses disciples et l’ancienne Académie, tout en reconnaissant à la vertu un prix inestimable, déclarent qu’au-dessous d’elle et avec elle il est une foule de biens, et que le bonheur n’est pas complet si tous les désirs légitimes de notre nature ne sont à la fois satisfaits. Comme la condition fondamentale de la vérité pour ces diverses théories était de rendre conforme à la nature la vie humaine qu’elles prétendaient régler, il n’est pas difficile d’entendre quelles objections un bon esprit pouvait faire aux systèmes exagérés de Zénon et d’Épicure, en contradiction perpétuelle avec eux-mêmes, et quelles raisons devaient le conduire à trouver la dernière doctrine plus conséquente, plus humaine et seule véritablement praticable.

Les deux qualités essentielles d’un excellent esprit, comme celui de Cicéron, sont l’élévation et le bon sens. Nulle part ces qualités ne pouvaient mieux se déployer qu’ici ; tour à tour noble en présence d’Épicure, et sensé en face de Zénon, l’élève et l’admirateur discret de Platon, celui que l’on pourrait sans trop d’exagération appeler le Socrate romain, a tour à tour des accents d’une noble indignation pour venger la nature humaine dégradée par le troupeau si énergiquement flétri par le mot d’Horace (Epicuri de grege porcum), et de fines et mordantes railleries pour montrer la vanité de l’entreprise plus qu’héroïque des stoïciens, ces Titans de la morale.

Pour l’histoire de la philosophie le traité de Finibus est précieux ; on ne peut douter que Cicéron n’ait eu sous les yeux les livres des philosophes dont il parla, et qu’il n’ait puisé même la plupart de ses arguments critiques dans les écrits des écoles grecques, qui se combattaient ardemment et ingénieusement les unes les autres. Les ouvrages de Chrysippe et surtout les livres περὶ τελῶν, ceux d’Antiochus, cet académicien célèbre, rendu à l’ancienne doctrine et presque conquis au stoïcisme, ont servi et très probablement guidé Cicéron dans la composition de ce traité, monument que l’histoire, la philosophie et les lettres peuvent à bon droit se disputer.

Le texte d’Orelli, qui a été suivi dans cette traduction, a permis de résoudre quelques difficultés dont les anciens traducteurs ont été justement embarrassés, et qui répandaient quelque obscurité sur cet ouvrage.


LIVRE PREMIER

I. Je n’ignorais pas, Brutus, que si nous voulions traiter en latin les mêmes matières que des philosophes d’un rare savoir et d’un excellent esprit ont traitées en grec, bien des gens trouveraient à redire à notre entreprise, les uns d’une façon, les autres d’une autre. Car il y a des personnes, et même assez éclairées, qui ne peuvent souffrir qu’on s’applique à la philosophie ; et il y en a d’autres qui véritablement ne désapprouvent pas qu’on s’y adonne, pourvu qu’on y garde quelque mesure, mais qui tiennent qu’on ne doit pas s’y livrer avec tant de zèle et y consacrer tant d’efforts. Il y en a aussi qui, versées dans les lettres grecques, et méprisant notre littérature, diront qu’elles aiment mieux lire les écrivains originaux. Enfin il s’en trouvera quelques-unes, à ce que je soupçonne, qui m’engageront à cultiver de préférence tout autre genre d’écrire, prétendant que celui-ci, malgré son mérite, ne convient ni à la gravité de mon caractère ni à la dignité de mon rang. Je leur répondrai à tous en peu de mots, quoiqu’à l’égard de ceux qui dédaignent la philosophie, je leur aie déjà assez répondu dans le livre ou j’ai présenté la défense et l’éloge de cette belle étude, injurieusement attaquée par Hortensius. Ce livre ayant eu votre approbation et celle des hommes que j’en regardais comme les juges, je me suis enhardi à continuer, de peur qu’il ne parût que j’eusse excité chez les esprits un goût que je ne pouvais nourrir. Quant à ceux qui trouvent bon que l’on s’adonne à la philosophie, mais sobrement, ils demandent une espèce de retenue très-difficile, et dont on n’est plus le maître du moment qu’on s’est embarqué ; aussi ceux qui condamnent ouvertement la philosophie sont-ils en quelque façon plus équitables que ceux qui veulent donner des limites à une matière infinie, et demandent de la modération dans une étude qui a d’autant plus de prix qu’elle est poussée plus loin. En effet, ou l’on peut parvenir à la sagesse, et alors il ne suffit pas de l’avoir acquise, mais il faut en jouir ; ou l’acquisition en est longue et pénible, et cependant on ne doit