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VIE DE CICÉRON.

timent du mal ? où est l’indignation qui arrache d’ardentes paroles de la bouche la moins éloquente ? Ni votre âme n’est émue, ni votre corps n’est agité ; cette tête est immobile, ces bras sont languissants ; on n’entend même pas le mouvement de vos pieds. » C’est le trait de Démosthène. Un Athénien se présente à lui. « J’ai été battu. — Ce n’est pas vrai. — Je vous dis que j’ai été battu. — Ce n’est pas vrai. — Comment ! par tous les dieux, je n’ai pas été battu ? — Je le crois maintenant ; vous voilà en colère. »

Cet art d’émouvoir la passion, nul peut-être ne le porta plus loin que Cicéron. Aussi, dans les causes qu’il plaidait en commun avec d’autres avocats, selon un usage blâmé par lui avec raison, ses collègues, fût-ce même Hortensius, quoique si jaloux de sa renommée, s’accordaient à le charger de la péroraison, c’est-à-dire, pour parler comme lui, de la partie du discours où l’éloquence opère ses plus grandes merveilles. Plus d’une fois il remporta ce triomphe, que ses adversaires restèrent muets après lui, frappés de cette stupeur que produisent les soudaines magnificences du génie. Un jour, entre autres, le vieux Curion, l’une des gloires du barreau, et qui s’était levé pour lui répondre, retomba sur son siège sans pouvoir répliquer un seul mot, en s’écriant qu’il était victime d’un maléfice.

Après une année, non pas de repos, mais d’études nouvelles, cédant, nous dit Plutarque, aux conseils de son père et de ses amis, et à son amour de la gloire, il se livra tout entier à l’éloquence judiciaire. Il n’avait plus lieu de craindre que sa santé l’arrêtât une seconde fois. Ses voyages, en perfectionnant son talent, avaient fortifié son tempérament. L’homme et l’orateur étaient méconnaissables : lui-même a pris soin de nous l’apprendre. Mais ce qu’il ne dit pas, et ce dont Plutarque nous est garant, c’est qu’à dater de ce jour il laissa loin derrière lui tous ses rivaux.

Le premier usage qu’il fit au barreau de l’art qu’il devait à Roscius, fut dans la défense même de cet acteur, « le seul, dit Quintilien, qui fût digne par son talent de paraître sur la scène, et, par ses vertus, de n’y monter jamais : » vertus en effet si admirées, que Cicéron déclara, dans cette cause même, qu’il méritait de faire partie du sénat. Tel était l’illustre acteur qu’il eut alors à défendre contre l’accusation de s’être approprié par dol une somme à peine équivalente à ce que produisaient quelques heures de son jeu, quand il consentait à les rendre productives ; car il était si riche, ou plutôt si désintéressé, que, pendant dix années, il fit jouir gratuitement les Romains de son prodigieux talent.

Cette année-là (677 de R.), les trois premiers orateurs de Rome briguèrent en même temps les charges publiques : Cotta, le consulat ; Hortensius, l’édilité : Cicéron, la questure. Tous les trois réussirent. Deux circonstances peu ordinaires rehaussèrent le succès du dernier : l’unanimité des suffrages et la jeunesse du candidat, qui avait trente et un ans, à peine l’âge requis pour prétendre à la questure.

Cette charge donnait entrée au sénat. Elle tirait une certaine majesté du droit de se faire précéder de licteurs ; et le soin de percevoir les revenus publics, et d’approvisionner Rome et ses armées, en faisait une des plus importantes fonctions de la république.

Le sort assigna à Cicéron la province de Sicile, appelée le grenier de Rome, et la seule où l’on criit nécessaire d’avoir deux questeurs, l’un à Lilybée, l’autre à Syracuse. La résidence de Cicéron fut fixée à Lilybée.

La gravité des événements ajoutait alors à l’importance de cette questure. La disette, qui commençait à se faire sentir à Rome, y était une cause de troubles ; et la multitude, conseillée par les tribuns, refusait son concours au sénat pour la guerre. Jamais pourtant la république n’en avait eu un plus grand besoin : en Espagne, Sertorius ; en Asie, Mithridate ; la Macédoine soulevée ; les côtes, partout dégarnies de défenseurs, et envahies : tant de périls appelaient toutes les forces de la république.

Cicéron partit pour Lilybée, persuadé, comme il le dit, que le monde avait les yeux fixés sur lui, et jaloux de répondre à l’attente universelle.

Il était placé entre deux dangers : l’un, de ne point satisfaire aux pressants besoins de Rome, en voulant ménager la Sicile appauvrie ; l’autre, d’épuiser cette province par des exportations trop considérables. Il sut les éviter tous deux, à force de prudence et d’activité. Il montra une équité, une douceur, un désintéressement, des vertus que les provinces ne connaissaient plus dans les magistrats romains ; et il put se rendre à lui-même ce témoignage, qu’il n’y eut jamais en Sicile de questeur plus considéré, plus populaire que lui.

Pour cette tâche difficile, moins d’une année lui avait suffi : il en employa ce qui restait à parcourir l’île entière, où de doctes souvenirs attiraient partout sa curiosité. À Syracuse, il voulut visiter le tombeau d’Archimède, érigé par Marcellus à l’illustre ennemi qui avait seul, pendant trois ans, défendu cette ville contre lui. Il pria les magistrats de lui montrer cette tombe, dont il se rappelait jusqu’à l’inscription et aux ornements. Les Syracusains ne connaissaient rien de ce monument, et n’en pouvaient même indiquer la place. Sur les instances de Cicéron, ils le conduisirent à l’une des portes de la ville, dans un endroit couvert de tombes en ruine et cachées sous les ronces. Après une longue recherche, il aperçut sur une petite colonne un cylindre et une sphère. Il tressaillit à cette vue, fit couper les broussailles à