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RHÉTORIQUE,
À C. HÉRENNIUS.


INTRODUCTION.

On a longtemps et longuement discuté la question de savoir si la Rhétorique à Hérennius devait être comptée parmi les ouvrages de Cicéron. De respectables témoignages parmi les anciens la lui ont attribuée de la manière la moins douteuse, entre autres Rufinus, Priscien et surtout saint Jérôme, qui dit en propres termes lege ad Herennium Tullii libros…. Après eux, et sur la foi des plus anciens manuscrits presque tous les éditeurs du quinzième et du seizième siècle se sont rangés à cette opinion. Quelques-uns même ont désigné ce traité sous le nom de Rhetorica vetus, pour le distinguer de celui de l’Invention, sur l’authenticité duquel on n’a jamais élevé de doute.

Mais plus tard, quelques savants remarquèrent que Quintilien, dans plusieurs passages, cite comme empruntées à Cornificius des expressions qui se rencontrent dans les livres à Hérennius. On ne manqua pas d’en conclure que la Rhétorique avait été attribuée à tort à Cicéron, et sur un si faible indice, on en disposa en faveur de Cornificius. Dans le plaisir que leur causait cette découverte, ces savants ne firent pas attention qu’on trouve dans le même Quintilien beaucoup d’expressions de Cornifîcius qui ne se voient pas dans la Rhétorique, et que rien n’est plus simple et ne doit prêter moins à des conjectures de ce genre que quelques définitions semblables de certaines figures dans un sujet spécial, où doivent se reproduire inévitablement des classifications pareilles et des nomenclatures identiques. Mais les érudits ne renoncent pas facilement à leurs inventions aussi persista-t-on à mettre Cornificius en possession de la Rhétorique. Mais quel était ce Cornificius ? Quintilien ne l’ayant pas fait suffisamment connaître, il fallut bien accumuler les hypothèses. On finit par trouver trois Cornificius au lieu d’un. Un critique plus sévère, Schütz ayant démontré qu’aucun d’eux ne pouvait être celui qu’on cherchait, les conjectures prirent une nouvelle direction sans autre règle alors que le caprice particulier on se passa de Quintilien, et on étendit d’autant plus les bornes de la discussion, qu’il devenait plus difficile de la soutenir.

Nous ne discuterons pas toutes ces hypothèses. M. Leclerc a trop bien résumé ce long débat, et établi trop solidement les faits, pour qu’il ne nous suffise pas de donner un aperçu de son grave et ingénieux travail. Encore, parmi toutes les raisons qu’il développe pour conserver à Cicéron le titre qu’on lui dispute, ne nous arrêterons-nous qu’à celles qui ressortent de l’ouvrage lui-même et qui sont les plus concluantes parce qu’elles sont les plus sures. Partout où nous pourrons retrouver des traces des sentiments et des habitudes de celui qui plus tard ne laissa rien ignorer sur lui-même nous pourrons nous y fier plus sûrement qu’aux hypothèses des érudits, et après avoir une fois reconnu l’homme, nous serons bien près d’avoir aussi retrouvé l’écrivain.

D’abord, la première phrase de l’ouvrage ne permet pas de l’attribuer à un rhéteur de profession ; car comment un homme qui aurait tenu école de rhétorique se plaindrait-il de n’avoir pas assez de loisir pour écrire sur son art, parce que son temps serait pris tout entier par le soin de ses affaires domestiques et l’étude de la philosophie ? Et ne savons-nous pas au contraire que, dès ses plus jeunes années, Cicéron montra pour la philosophie le goût le plus prononcé, et qu’il ne cessa jamais pendant toute sa carrière de lui demander ses plus pures jouissances et ses délassements les plus doux ? Ajoutons que le caractère de cette philosophie, tel qu’il se montre dans l’invective lancée contre les stoïciens, liv. II chap. 1 est le même que dans la plupart des autres ouvrages philosophiques de notre auteur. C’est cet éloignement c’est ce dédain pour la doctrine du Portique, que manifeste en toute occasion l’admirable et abondant interprète des doctrines de l’Académie.

Les opinions, ou plutôt les impressions politiques qui se remarquent dans cet ouvrage ne trahissent pas moins la main du jeune Cicéron, du Cicéron des premiers discours et même de l’adversaire de Verres. À cette époque de sa vie il n’a de sympathie que pour les Gracques et pour les autres chefs du parti vaincu par Sylla dont il déteste et flétrit le triomphe ; il justifie Saturninus et parle avec amertume des cinq tribuns égorgés dans l’espace de quarante-cinq ans. Ce sont enfin les sentiments et le langage de celui qui écrivait à la même époque le poème de Marius, le défenseur des idées démocratiques.

Aucun des faits contemporains cités dans l’ouvrage ne contredit cette remarque, que fortifient au contraire toutes les concordances historiques. Depuis le traité honteux de Popilius Lénas l’an de Rome 646, un an avant la naissance de Cicéron, jusqu’au meurtre du tribun Sulpicius, vingt ans après tous les événements dont il est ici question étaient pour lui ou présents, ou si récents, qu’ils devaient s’offrir naturellement à son esprit, toutes les fois qu’il cherchait des sujets ou des exemples. Le choix de citations empruntées de préférence à Ennius, à Pacuvius, et aux autres poètes dramatiques, n’est pas un signe moins certain. On sait de Cicéron lui-même qu’il eut dès sa jeunesse un goût particulier pour le théâtre. Il avait été l’admirateur passionné de Roscius avant d’en être l’ami et le défenseur.

Si de ces observations, qui regardent l’homme, nous passons maintenant à celles qui concernent plus particulièrement l’écrivain, nous trouvons tout aussi peu de motifs de doutes.

Ce n’est pas un maître qui a fait ce livre, ce n’est qu’un disciple. On sait que les premiers ouvrages d’un jeune écrivain sont presque toujours empreints de l’esprit de ses modèles. Or ce qui frappe tout d’abord dans les livres à Hérennius ce sont des divisions trop multipliées et trop confuses, un certain désordre dans l’énumération des parties et dans celle des figures, un abus de conclusions après chaque matière qui, sous le prétexte de transitions, ne sont le plus souvent que des redites, enfin les défauts qui accusent avant tout une soumission trop docile à la méthode des rhéteurs grecs. Cicéron n’avait entendu dans