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de la place publique, sont plus connus à cet infortuné que ceux des écoles et du Champ de Mars. Il ne s’agit plus, Romains, de la vie de Sylla, mais de sa sépulture : la vie lui a déjà été enlevée par un premier jugement ; nous demandons aujourd’hui que son corps ne soit point jeté hors de Rome. Que lui reste-t-il en effet qui puisse le retenir dans la vie ? ou peut-on regarder comme une vie sa déplorable existence ?

XXXII. Tel était naguère P. Sylla dans la république, qu’aucun citoyen ne pouvait se préférer à lui, ni pour la considération, ni pour le crédit, ni pour l’éclat de la fortune ; aujourd’hui dépouillé de cette vie brillante, il ne redemande point ce qu’il a perdu ; mais ce que la fortune lui a laissé dans ses maux, l’avantage de pouvoir pleurer sa disgrâce avec son père, ses enfants et son frère, avec tous ses amis ici présents, il vous supplie, juges, de ne pas le lui ravir. Toi-même, Torquatus, ta haine ne devrait-elle pas être assouvie par ses misères ? Quand vous ne lui eussiez ôté que le consulat, ne deviez-vous pas être satisfaits ? c’était comme rivaux et non comme ennemis que vous l’avez accusé la première fois ; mais puisque avec le consulat il a tout perdu ; puisque dans sa cruelle et déplorable situation, tout l’abandonne, que désires-tu de plus ? Veux-tu lui arracher la vie même, cette vie remplie de larmes et de tristesse, qui n’est plus pour lui qu’un tourment, un supplice perpétuel ? Il l’abandonnera volontiers, pourvu qu’on le décharge d’une accusation infamante. Veux-tu chasser de Rome ton ennemi ? Fusses-tu le plus cruel des hommes, le spectacle bien mieux que le récit de ses misères pourrait satisfaire ta haine.

Ô jour malheureux et funeste, où toutes les centuries proclamèrent Sylla consul ! ô trompeuse espérance ! ô fortune inconstante ! ô ambition aveugle ! ô félicitations prématurées ! Comme la joie et le bonheur se sont tournés promptement en deuil et en larmes ! Celui qui venait d’être désigné consul, n’a bientôt plus retrouvé la moindre trace de son ancienne splendeur. Quel malheur paraissait manquer à un homme dépouillé du suprême honneur, de sa considération, de sa brillante existence ? Quelle place restait pour une nouvelle disgrâce ! La même fortune continue de le persécuter ; elle trouve une affliction nouvelle, elle ne permet pas qu’un malheureux soit accablé d’un seul coup, et périsse d’une seule douleur.

XXXIII. Mais la douleur qui m’accable m’empêche de vous parler plus longtemps de sa misère ; c’est à vous maintenant, juges, à faire le reste ; j’abandonne la cause à votre clémence et à votre compassion. Nos adversaires, usant du droit de récusation, vous ont fait tout à coup, sans que nous pussions le prévoir, siéger dans le tribunal qui nous juge. Ils ne vous avaient choisis que dans l’espoir d’un jugement rigoureux ; le sort n’a donné que des protecteurs à notre innocence. Je me suis inquiété de l’opinion du peuple romain sur mon compte, parce que j’avais été sévère pour les coupables ; et j’ai saisi la première occasion qui s’est offerte de défendre un innocent. Vous de même, tempérez par votre bonté et votre douceur la rigueur des jugements qui ont été rendus dans ces derniers mois contre les plus audacieux des hommes. La cause elle-même doit l’obtenir de votre équité ; et de plus, il est de votre grandeur d’âme et de votre sagesse de faire