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de ceux-là ; il a vécu pour les autres et non pour lui. Quels éloges, quelle reconnaissance ne mérite pas un homme, qui, seul, se consacre tout entier à des études qui doivent profiter à tant de personnes ? Que faisait cependant Muréna ? Il était lieutenant d’un grand général, aussi distingué par sa prudence que par son courage, de Lucullus ; à ce titre, il a commandé en chef, livré bataille ; il en est venu aux mains, il a mis en déroute nombre d’ennemis ; il a emporté plusieurs villes d’assaut, ou les a réduites à capituler ; enfin il a parcouru cette Asie si riche et si voluptueuse, sans y laisser une trace d’avarice ou de mollesse ; et dans une guerre de cette importance, il a été assez habile pour faire de grandes choses sans son général, quand son général n’en a point fait sans lui. Bien que je parle ainsi devant Lucullus, je ne crains pas de paraître avoir obtenu de lui, grâce au danger de Muréna, la permission d’exagérer ses services ; ils sont attestés dans des lettres authentiques où Lucullus donne à son lieutenant tous les éloges qu’un général exempt d’orgueil et de jalousie doit accorder à ceux qui ont le droit de partager sa gloire.

Ainsi, des deux côtés, je vois un mérite éminent, une haute considération ; et si Servius me le permettait, je placerais les deux rivaux sur la même ligne. Mais il ne veut pas le souffrir ; il déprécie l’art militaire, il rabaisse les exploits du lieutenant de Lucullus : c’est notre assiduité dans Rome, c’est ce retour constant d’occupations journalières qui doivent être des titres au consulat. Quoi ! dit-il, vous auriez passé tant d’années à l’armée, sans mettre le pied dans le forum ; et après une si longue absence et un tel intervalle, vous viendriez disputer les honneurs à ceux qui ont fait du forum leur séjour habituel ? D’abord, Servius, vous ne sauriez croire combien notre assiduité devient quelquefois pénible et fatigante pour le peuple. Il m’a sans doute été fort utile que mes concitoyens eussent mes travaux sous les yeux ; toutefois ce n’est. qu’avec bien de la peine que j’ai pu faire oublier l’ennui de ma présence continuelle. Peut-être l’avez-vous éprouvé comme moi, et nous n’aurions rien perdu ni l’un ni l’autre à nous faire un peu désirer. Mais laissons cela, et revenons au parallèle des deux professions. Qui peut douter que la gloire des armes ne donne plus de droits au consulat que celle du barreau ? Le jurisconsulte se lève avant le jour pour répondre à ses clients ; le guerrier, pour arriver à temps avec son armée au poste dont il veut s’emparer. L’un s’éveille au chant du coq, l’autre, au sonde la trompette. Vous disposez les pièces d’un procès, lui range ses troupes. Vous mettez vos clients à l’abri des surprises, lui ce sont des villes et un camp qu’il protège. Il connaît et sait le moyen de nous garantir de l’ennemi, vous celui de nous préserver des eaux pluviales ; sa science consiste à reculer les bornes de l’empire, la vôtre à régler celles d’un champ. En un mot, pour dire ici toute ma pensée ; la gloire militaire efface toutes les autres. C’est elle qui a illustré le nom romain ; c’est elle qui a immortalisé cette ville ; c’est elle qui nous a donné l’empire du monde. Tous les talents civils, nos brillantes études, la gloire et l’éloquence du barreau, fleurissent en paix à l’ombre des vertus militaires : à la première alarme, tous nos arts paisibles rentrent dans le silence.

X. La tendresse vraiment paternelle que je