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PLAIDOYER POUR A. CLUENTIUS AVITUS..

DISCOURS QUATORZIÈME.


INTRODUCTION.

L’an de Rome 687, Aulus Cluentius Avitus, chevalier romain du municipe de Larinum. en Apulie, fut accusé, par Caius Oppianicus, d’avoir empoisonné Statius Albius Oppianicus son père, autre chevalier romain de la même ville.

Or, huit ans auparavant, cet Oppianicus père avait été lui-même condamné pour tentative d’empoisonnement contre Cluentius, et il était mort en exil depuis à peu près six ans. (Voyez chap. 64.)

Oppianicus le fils, qui accuse Cluentius du même crime pour lequel celui-ci avait fait condamner son père, ajoute à son accusation que Cluentius avait corrompu les juges qui condamnèrent Oppianicus ; et une grande partie du plaidoyer de Cicéron est consacrée à réfuter cette allégation, qui n’était pas le fond de la cause, mais qui excitait contre son client les plus fortes préventions.

Les personnages de ce procès sont donc,

1o C. Oppianicus fils, accusateur. Nous le désignerons par son prénom de Caius, toutes les fois que cela sera nécessaire pour éviter l’obscurité.

2o Cluentius, accusé d’avoir d’abord fait exiler injustement Oppianicus père comme empoisonneur, ensuite de l’avoir empoisonné.

Mais deux autres personnages remplissent pour ainsi dire l’avant-scène de ce drame, et fournissent à l’orateur une suite de narrations éloquentes, où il retrace avec indignation ce que le crime a de plus affreux, incestes, assassinats, empoisonnements, falsification de testaments, supposition de personne, enfin un assemblage d’horreurs dont le barreau, ni ancien, ni moderne, n’offre peut-être pas un autre exemple. Ce sont :

1o Sassia, mère de Cluentius, furie acharnée à sa perte ;

2o Cet Oppianicus père, condamné et mort en exil, troisième mari de Sassia, et assassin du second.

Sassia avait eu pour premier mari Cluentius, père de l’accusé. Elle avait épousé en secondes noces Aurius Mélinus son propre gendre, mari de sa fille Cluentia encore vivante ; et, en troisièmes noces, Oppianicus père, assassin de Mélinus.

Enfin elle avait marié une fille ( qu’elle avait eue de son gendre ) à Oppianicus fils, à condition qu’il accuserait Cluentius d’avoir fait périr par le poison son père et deux autres personnes.

Titus Attius de Pisaure parlait pour l’accusateur ; Cicéron, alors préteur, et âgé de quarante et un ans, défendait l’accusé. Comme nous n’avons point le plaidoyer d’Aluns, il est difficile de juger si Cluentius était véritablement innocent. Nous savons seulement qu’il gagna sa cause, et fut absous du crime d’empoisonnement, le seul sur lequel le tribunal eût à prononcer.

Quant au crime d’avoir, huit ans auparavant, corrompu les juges qui condamnèrent Oppianicus, mari de sa mère, crime dont Cicéron le défend avec tant de soin, l’opinion publique le lui reprochait unanimement. Plusieurs de ces juges, et Junius, leur président, avaient même été traduits devant les tribunaux, et condamnés, sinon pour ce fait, au moins à cause de ce fait. ( Voyez chap. 34 et suiv.)

Luc. Quintius, qui était tribun du peuple lorsque Oppianicus fut condamné, avait, dans des assemblées turbulentes, représenté cet arrêt comme une infâme prévarication, et cette opinion était depuis huit ans enracinée dans tous les esprits.

Il était d’autant plus à craindre qu’elle n’influât sur le jugement, que, d’après une loi de Sylla, le tribunal établi pour juger le crime de poison connaissait aussi de la corruption des juges. Et quoique Cicéron répète bien des fois que cette corruption reprochée à Cluentius est un fait étranger au procès ; quoique la loi obligeât les tribunaux de prononcer uniquement sur ce qui faisait la matière de l’accusation, l’orateur sentait bien que les juges, persuadés comme tout le monde que Cluentius avait employé l’argent pour faire rendre une sentence inique pouvaient, même à leur insu, abuser de leur double compétence, et punir comme empoisonneur celui qu’ils regardaient comme évidemment coupable de corruption. Ce Discours offre plusieurs exemples de cette application à un crime des peines dues à un autre (Voyez note 48 ) : abus déplorable, mais trop commun dans un temps où les passions étaient toujours prêtes à envahir le domaine de la justice. Ces réflexions justifient Cicéron d’avoir employé soixante chapitres de son Discours à détruire la prévention, et de n’arriver que vers la fin au crime d’empoisonnement, dont on n’apportait d’ailleurs aucune preuve solide.

Ce plaidoyer est un de ceux où ce grand orateur a le mieux déployé toutes les ressources de son art. Lui-même (Orat., c 30) en parle de manière à faire voir quel cas il en faisait ; Quintilien le cite souvent pour appuyer ses préceptes ; enfin le judicieux Hugues Blair dit que « c’est, parmi les discours judiciaires de Cicéron, un des plus sages, des plus corrects, et des plus forts en arguments. » Ajoutons que c’est aussi un des plus variés pour les faits, et des plus riches en détails intéressants : on peut le regarder comme un monument curieux et instructif pour l’histoire de la jurisprudence et des mœurs de ce temps-là. On y voit par plus d’un exemple combien les lois étaient impuissantes à réprimer les crimes, et quel trafic scandaleux les hommes des premiers ordres faisaient de leur conscience. Cicéron même y est deux fois obligé de rétracter ce qu’il avait affirmé dans de précédents Discours, et il est piquant de voir comment il explique ses contradictions. Un morceau sur les notes des censeurs nous apprend combien peu elles étaient respectées, et on s’aperçoit facilement que cette institution, faite pour une république qui a des mœurs, touchait à sa fin.

Ce procès était ce que les Romains appelaient une cause