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venu au rivage d’Élore ; déjà il s’était élancé à terre, abandonnant son vaisseau à la merci des flots. Les autres capitaines qui le voient débarque, ne pouvant en aucune manière ni se défendre ni se sauver par mer, se jettent aussi à la côte et le suivent. Héracléon, chef des pirates, étonné d’une victoire qu’il doit, non à son courage, mais à l’avarice et à la lâcheté de Verrès, devenu maître d’une si belle flotte poussée et jetée sur le rivage, ordonne, à la fin du jour, qu’on y mette le feu et qu’on la réduise en cendres.

Ô nuit désastreuse ! nuit horrible pour la province ! malheur déplorable et funeste à bien des têtes innocentes ! Ô honte éternelle pour l’infâme Verrès ! Dans la même nuit, au même instant, le préteur brillait des feux d’un amour criminel, et les flammes des pirates consumaient la flotte du peuple romain ! Cette affreuse nouvelle arrive à Syracuse au milieu de la nuit. On court au palais, où le préteur venait d’être ramené par ses femmes, au bruit des voix et des instruments. Cléomène, malgré l’obscurité de la nuit, n’ose rester hors de sa maison ; il se renferme chez lui ; et sa femme n’y était pas pour le consoler dans sa disgrâce. Admirez la sévère discipline que notre grand général avait établie dans son intérieur même pour un événement de cette importance, pour une nouvelle aussi terrible, nul n’est admis à lui parler ; nul n’est assez hardi pour l’éveiller, s’il dort ; pour l’interrompre, s’il ne dort pas. Cependant l’alarme est répandue partout. Une multitude immense s’agite dans tous les quartiers de la ville ; car ce n’étaient pas, comme en d’autres occasions, les feux allumés sur des hauteurs qui annonçaient l’arrivée des pirates ; la flamme des vaisseaux embrasés publiait elle-même la perte que nous avions faite et les dangers qui restaient à craindre.

XXXVI. On cherchait le préteur, et lorsqu’on apprend qu’il ignore tout, la multitude furieuse court au palais et l’investit. Enfin on l’éveille. Timarchide l’informe de ce qui se passe, il prend un habit de guerre. Déjà le jour commençait à paraître ; il sort appesanti par le vin, le sommeil et la débauche. On le revoit avec des cris de rage, et la scène de Lampsaque se retrace à son âme épouvantée. Le danger lui cause d’autant plus d’effroi qu’ici la fureur est la même, et le nombre des mécontents beaucoup plus considérable. Il s’entend reprocher son séjour sur le rivage et ses orgies scandaleuses ; on cite par leurs noms les femmes qui vivent avec lui ; on lui demande à lui-même ce qu’il a fait, ce qu’il est devenu pendant tant de jours où personne ne l’a vu ; on veut qu’il produise ce Cléomène qu’il a nommé commandant de la flotte ; enfin peu s’en faut que Syracuse ne renouvelle cet acte de vengeance exercé par Utique sur le préteur Adrianus ; et deux tombeaux auraient attesté dans deux provinces la perversité de deux préteurs romains. Verrès dut son salut aux circonstances, à l’effroi que causaient les pirates, aux égards et au respect de la multitude pour ce grand nombre de citoyens romains qui, dans cette province, soutiennent dignement l’honneur de notre république.

Comme le préteur, encore à peine réveillé, n’était capable de rien, les habitants s’encouragent