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Ils avaient connu Verrès lorsqu’il était venu à Cibyre avec des obligations qui n’avaient plus de valeur (je ne parle ici que d’après les témoins). Ils savaient sa passion pour les ouvrages de leur art. Ils se réfugièrent auprès de lui, en Asie, ou il était alors. Depuis ce temps, il les a toujours eus à sa suite : leur adresse et leurs conseils l’ont merveilleusement servi dans les vols qui signalèrent sa lieutenance en Asie.

C’est d’eux que parle Tadius dans ses registres, lorsqu’il dit avoir, par l’ordre de Verrès, payé )ne somme d’argent à des peintres grecs. Sûr de leur talent, dont ils lui avaient donné des preuves non équivoques, il les mena avec lui en Sicile. Là ces excellents limiers se mirent en quête : ils éventaient le gibier, et le suivaient à la piste, sans qu’il fût possible de les mettre en défaut. Menaces, promesses, esclaves, hommes libres, amis, ennemis, tout devenait pour eux un instrument utile. Il fallait se résoudre à perdre tout ce qui leur semblait beau. Ceux dont l’argenterie était demandée ne formaient qu’un seul vœu, c’était qu’elle ne fût pas du goût des deux frères.

XIV. Voici une anecdote dont je peux vous garantir la vérité : je la tiens de Pamphile, mon hôte et mon ami, et l’un des premiers citoyens de Lilybée. Verrès lui avait pris d’autorité un chef-d’œuvre de Boëthus, une aiguière d’un grand poids et d’un travail achevé. Il était rentré chez lui fort triste et de très-mauvaise humeur : ce vase avait appartenu à son père et à ses aïeux ; il s’en servait les jours de fêtes, et lorsqu’il recevait des hôtes. J’étais assis chez moi, me disait-il, fort mécontent. Je vois paraître un des esclaves attachés au temple de Vénus ; il m’enjoint d’apporter sur-le-champ au préteur mes coupes ornées de reliefs. Cet ordre fut un coup de foudre : j’en avais deux ; de peur d’un plus grand mal, j’ordonne qu’on les tire toutes deux du buffet, et qu’on les apporte avec moi chez le préteur. J’arrive : il reposait ; les deux frères se promenaient. Dès qu’ils me voient : Vos coupes, Pamphile, où sont-elles ? Je les montre en soupirant. Ils les trouvent admirables : Hélas ! disais-je, s’il faut qu’on m’enlève aussi mes coupes, je n’aurai plus rien qui soit de quelque valeur. Attendris par mes plaintes : Eh bien ! me dirent-ils, que voulez-vous donner pour qu’elles ne vous soient pas enlevées ? Bref, ils veulent deux cents sesterces. J’en promets cent. Sur ces entrefaites, le préteur appelle ; il demande les coupes : ils lui disent qu’ils avaient cru sur la foi d’autrui qu’elles étaient de quelque valeur, mais qu’elles sont indignes de figurer parmi l’argenterie de Verrès. Le préteur fut de leur avis, et Pamphile remporta ses coupes, qui dans la réalité étaient des chefs-d’œuvre. Franchement, j’ai toujours pensé qu’il y a bien peu de mérite à se connaître en pareilles bagatelles. Cependant je ne comprenais pas que Verres pût même avoir cette espèce de mérite, lui qui, dans tout le reste, n’a rien de ce qui ressemble à l’homme.

XV. L’aventure de Pamphile m’a fait voir pourquoi il tenait ces deux frères auprès de lui : c’est qu’il prenait par ses mains ce qu’il voyait par leurs yeux. Mais vous ne concevez pas à quel point il est jaloux de ce glorieux renom de connaisseur. Un de ces matins, admirez son extravagance, le sursis de trois jours venait d’être prononcé, et déjà on le regardait comme un homme condamné et rayé du nombre des citoyens. Il entra chez Sisenna ; pendant la célébration des