possédée par l’amour, par un amour si violent, n’aurait reculé devant aucune espèce d’abaissement, après avoir pris le ton d’une suppliante. Elle était tellement brisée, cette femme parée d’ornements d’or, cette femme, d’une condition royale, qu’elle a bien pu se jeter aux pieds d’un esclave, captif dans sa maison, qu’elle a bien pu encore le conjurer, en pleurant, en s’attachant à ses genoux, et cela, non pas une fois seulement, ni deux, mais souvent, en renouvelant tous ses efforts. Joseph pouvait voir alors surtout un œil étincelant ; il n’est pas vraisemblable qu’elle fît sa toilette sans y penser ; elle devait, au contraire, mettre tous ses soins à s’embellir, en femme qui tenait à tendre de nombreux filets pour prendre l’agneau de Jésus-Christ. Ajoutez ici encore beaucoup de sortilèges et de charmes. Eh bien ! pourtant, cet homme inébranlable, solide, insensible comme la pierre, quand il vit ses frères, qui l’avaient vendu, qui l’avaient jeté dans une citerne, qui l’avaient livré, qui voulaient le tuer, qui avaient été la cause et de sa prison et de sa haute fortune, quand il apprit, de leur bouche, ce qu’ils avaient dit à son père : « Nous dirons », rapporte l’Écriture, « qu’une bête sauvage l’a dévoré » (Gen. 37,20), il fut brisé, il sortit, il se sentit fondre, il sentit son cœur se briser, ses larmes jaillissaient ; ne pouvant supporter son émotion, il sortit, puis il revint, « se faisant violence » (Gen. 43,30), c’est-à-dire, essuyant ses larmes. Comment, que fais-tu, ô Joseph ? tu pleures ? Mais convient-il donc de verser des larmes ? Ce qu’il faut ici, c’est que ta colère éclate, et ta fureur, et ton indignation, et que tu infliges un châtiment terrible, que tu exiges une juste réparation ; tu tiens tes ennemis en tes mains, ces meurtriers de leur frère, et tu peux satisfaire ta vengeance. Et, ce faisant, tu ne commettras pas une action contre la justice, ce n’est pas toi qui commences l’œuvre de la violence, tu te venges de ceux qui ont usé de violence contre toi. Ne considère pas ta dignité, ton rang ; ce n’est pas à ces traîtres que tu dois ton élévation, mais à Dieu, qui a sur toi répandu ses faveurs. Qu’as-tu à sangloter ? Joseph répondrait : J’ai, pour moi, l’estime de tous, loin de moi le malheur de tout perdre par cette rancune vindicative en vérité, je n’ai rien autre chose à faire, en ce moment, qu’à pleurer. Je ne suis pas plus cruel que les bêtes féroces ; on les voit, par un instinct naturel, se réconcilier, quels que soient les maux qu’elles aient soufferts. Je pleure, uniquement de ce qu’ils ont pu me traiter ainsi.
Imitons-le, à notre tour, et pleurons sur ceux qui nous font une injure ; ne nous irritons pas contre eux ; ils sont réellement dignes de larmes, parce qu’ils se mettent sous le coup de la punition et du supplice. Je n’ignore pas quelles larmes vous versez maintenant, quelle joie vous pénètre ; vous admirez Paul, vous êtes, devant Joseph, en extase, vous leur donnez le titre de bienheureux. Mais voici ce qu’il faut faire : s’il arrive que l’un de vous a un ennemi, que celui-là y pense en ce moment, qu’il y tienne sa réflexion attachée, qu’il profite de la ferveur dont son cœur s’embrase au souvenir des saints, pour fondre l’endurcissement de la colère, pour adoucir ce qu’il y a, dans son âme, de farouche rigueur. C’est que je n’ignore pas non plus que quand vous serez sortis de l’église, quand j’aurai cessé de parler, quelque reste de ferveur qui vous brûle encore, vous ne serez plus tout ce que vous êtes au moment où vous entendez la parole. Donc c’est maintenant qu’il faut rompre la glace du cœur ; c’est une glace en réalité que ce souvenir qui refroidit, qui engourdit l’âme, après une injure qu’on ne veut pas oublier. Mais invoquons le soleil de justice ; demandons-lui de nous envoyer ses rayons ; au lieu d’une dure glace, il n’y aura plus en nous qu’une onde rafraîchissante. Une fois réchauffée au soleil de justice, notre âme n’aura plus en elle rien de dur, de raboteux ni de sec, rien de ce qui ne sert qu’à brûler, sans porter aucun fruit ; on n’y trouvera plus que des fruits mûrs, doux et suaves, des sources abondantes de plaisir et de joie.
Aimons-nous les uns les autres, ce rayon viendra sur nous. Accordez-moi, je vous en conjure, ce qui m’est nécessaire pour que mon discours soit un transport d’allégresse faites que j’entende dire qu’il ne vous aura pas été tout à fait inutile ; qu’un de vous, au sortir de l’église, a serré bien vite les deux mains de son ennemi, s’est jeté à son cou, l’a embrassé, pressé contre son cœur, l’a couvert de ses caresses et de ses larmes. Serait-ce une bête féroce, une pierre, tout ce que vous voudrez, votre bonté l’adoucira. Car enfin pourquoi un tel est-il votre ennemi ? Parce qu’il vous a outragé ? Mais il ne vous a fait aucun