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qui vient s’asseoir à votre table, et, quand il s’agit du Christ, vous usez de parcimonie ? C’est un roi que vous invitez et vous craignez ? Faites dresser deux tables : l’une pour cette foule d’aveugles, d’estropiés, de boiteux, d’hommes aux membres mutilés, qui s’en vont pieds nus et sans chaussures, avec une tunique usée ; l’autre pour les puissants, pour les généraux, pour les gouverneurs, pour les grands et pour les princes qui ont des habits précieux, de fins tissus de lin, avec des ceintures d’or. Sur la table des pauvres, point d’argenterie, peu de vin, juste ce qu’il en faut pour égayer le repas, des coupes et des vases en verre uni. Sur la table des riches au contraire, que toute la vaisselle soit d’or et d’argent ; qu’un homme ne suffise pas pour apporter cette table demi-circulaire ; que deux jeunes serviteurs aient de la peine à la faire mouvoir ; qu’il y ait une fiole d’or du poids d’un demi-talent, assez lourde pour que deux robustes esclaves puissent à peine la remuer ; rangez ces amphores avec symétrie, et que ces amphores soient en argent ou mieux d’un or massif fait pour éblouir les yeux ; que la table demi circulaire soit entourée de toutes parts de coussins et de tapis moelleux. Qu’il y ait là une foule de serviteurs empressés revêtus aussi d’ornements et d’habits splendides avec d’amples hauts-de-chausses. Qu’ils soient beaux ; que la fleur de la jeunesse brille sur leurs visages, qu’ils soient propres et d’un extérieur avenant.
Qu’à la table des pauvres au contraire, il n’y ait que deux serviteurs foulant aux pieds tout ce faste. Pour les riches, un service élégant et somptueux ; pour les pauvres, juste ce qu’il faut pour apaiser la faim et entretenir la gaieté. Est-ce bien tout ? Les deux tables sont-elles mises et dressées comme il faut ? manque-t-il quelque chose ? Je ne le crois pas ; j’ai passé en revue les invités, je me suis arrêté sur le luxe et la magnificence de la vaisselle, des tapisseries et des mets. Si nous avons omis quelques détails, nous les trouverons en continuant. Eh bien ! maintenant que les deux tables ont été mises et dressées comme il faut, à laquelle vous assiérez-vous, je vous le demande ? Quant à nous, c’est vers la table des aveugles et des boiteux que je me dirige : plusieurs d’entre vous choisiront peut-être la table des généraux, cette table où règne une gaieté brillante. Voyons quelle est celle de ces deux tables où l’on est mieux. Ne nous plaçons pas encore au point de vue de l’avenir. Sous ce rapport, la table des pauvres, la table de mon choix, est supérieure à l’autre. Pourquoi ? C’est qu’on y trouve le Christ, tandis qu’à l’autre il n’y a que des hommes : l’une est la table du maître, l’autre est celle des esclaves. Mais ce n’est point encore ce dont il s’agit ; voyons quelle est celle où l’on est le mieux, pour le moment. D’abord on est mieux à celle des pauvres, en ce sens qu’il vaut mieux manger à la table du roi qu’à celle des serviteurs. Mais omettons encore ce détail et examinons la chose elle-même. Moi et les autres qui avons choisi cette table, nous allons nous entretenir en toute liberté, tout à loisir et tout à notre aise. Quant à vous, convives de l’autre table, tremblants et craintifs, de peur de déplaire à vos commensaux, vous n’oserez pas même étendre la main, comme si vous étiez à l’école et non dans un festin, comme si vous étiez des enfants en présence d’un maître terrible.
À notre table, il n’en est pas ainsi. Mais, me direz-vous, l’honneur est ici pour beaucoup. Eh bien ! je me trouve plus honoré que vous. Vous qui partagez ce festin de princes, vos propos serviles font encore ressortir votre bassesse. Car la condition de l’esclave ne se trahit jamais mieux que lorsqu’il est assis à côté de son maître. C’est alors qu’il n’est point à sa place ; plus rabaissé qu’honoré par cette condescendance que l’on a pour lui, c’est alors surtout qu’il semble petit et abject. L’esclave, le pauvre peut avoir sa dignité ; mais il ne l’a plus quand il marche à côté de son maître. La bassesse, près de la grandeur, est toujours bassesse ; et le contraste, loin de l’élever, le rabaisse encore. Ainsi, vous qui êtes assis à la table des grands, le rang élevé de vos commensaux vous rend encore plus humbles et plus abjects ; mais il n’en est pas ainsi de nous. Nous avons sur vous le double avantage de l’honneur, et de la liberté, double avantage incomparable aux yeux d’un convive qui veut avoir ses aises. Car je préfère le pain de la liberté aux innombrables mets de la servitude, et, comme dit le livre des Proverbes (Prov. 15, 17) « mieux vaut manger des légumes à la table de la charité que de manger un veau gras à la table de la haine ». Quoi que disent ces grands auprès desquels vous êtes assis, vous êtes, sous peine de les choquer, obligés de leur