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LES PRISONS.

Laurent ; c’était encore dans la « cave de Bistelle » ou bien dans une cave de Rochefort ou de Bullion, ou dans un cabinet de l’auberge du sieur Masseau, à Rambouillet, chez qui le diable avait élu domicile. Il ne fallait pas un mince courage pour assister aux évocations, car il s’y passait des choses effrayantes. À la clarté de six chandelles, et après avoir brûlé des parfums dont on était presque asphyxié, Potin faisait des cercles avec une baguette, puis il s’écriait par trois fois d’un ton de maître : « Astaroth, je te fais commandement de la part du grand Dieu vivant et de la main de gloire que tu aies à paraître devant moi ! » Et alors le diable se montrait sous la figure d’un ours, ou bien sous celle d’un homme vêtu de noir ou de blanc avec une mitre d’or, d’argent et de pierreries sur la tête, quelquefois seul, quelquefois accompagné d’une cinquantaine de diablotins. Astaroth était exigeant : il fallait faire un pacte de renonciation au baptême, se piquer le doigt avec une épingle et signer avec son sang. Le diable signait de son côté avec de l’encre sur un tapis brillant comme du feu. Alors il indiquait un jour pour livrer le trésor, se faisait payer son voyage, faisait sonner son argent dans des barils à harengs et disparaissait. Quelquefois Astaroth était méchant, mordait, égratignait et battait les assistants.

Il fallait aussi une patience éprouvée et une bourse déjà bien garnie pour tenter pareille aventure. Il était indispensable de se procurer un exemplaire du livre « des Quatre Princes, » paraphé du diable ; il fallait payer en attendant minuit le souper de la compagnie, payer les chandelles et les parfums, payer après minuit les quittances et les engagements, de Dourdan aller à Rochefort, de Rochefort à Rambouillet ou à Chartres, ou ailleurs, suivant le lieu indiqué pour la livraison du trésor. Le diable apportait une statue d’or, les assistants, ne pouvant la partager, demandaient de l’argent monnayé, et c’était à recommencer. Le plus difficile, dans certaines occasions, c’était de trouver un prêtre en habits sacerdotaux, qui voulût bien se charger des péchés de trente ans et saisir le diable avec une étole ou un cordon bénit pour lui faire rendre des engagements ou des papiers de succession perdus. On n’avait pas d’autre ressource alors que d’aller chez le curé de Bullion, le sieur d’Enfert, qui ne refusait pas son service, mais qui le faisait singulièrement attendre.

Or il arriva qu’au commencement de juin 1744, Martin Lorry, meunier à Sonchamp, fut un peu moins patient que les autres. Il s’agissait pour lui d’un trésor de vingt millions, caché dans un vieux château ; Astaroth le traînait de rendez-vous en rendez-vous, et l’appel définitif n’arrivait pas. Lorry en était déjà pour plus de mille livres de voyages du diable, de parfums, de régals à Potin et consorts chez Trouvé, Barré, Guérot, cabaretiers de Dourdan, et chez tous les aubergistes de la contrée. Il causa un peu et reçut des confidences inquiétantes : Moutier de Saint-Arnoult avait aussi déboursé mille livres ; son voisin Louis Coudron, le vigneron, avait payé tant de voyages qu’il en était réduit à