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je pourrais l’emporter pourtant sur ce démon maudit de l’alcool, si je le voulais ; et je reprends à lutter. Puis tout à coup, non dans un manque d’énergie, c’est vrai, mais dans un sursaut de colère et de révolte contre vous tous, que je considère injustement épargnés, je lâche le pied et je me plonge avec une véritable volupté dans ma vilaine passion.

— « Oui, c’est injuste à la fin, insistait-il. Ainsi, pourquoi suis-je, moi, torturé par cette hantise d’alcool et pour comble, pauvre, honni, misérable, bon qu’à faire pleurer les miens ? tandis que les autres sont riches, heureux, considérés, quoique sans une seule tentation pénible à combattre ? Et tu crois que je serai puni en sus, là-haut ? Mais ne suis-je déjà pas assez à plaindre ici-bas ? Qui voudrait échanger son sort contre le mien ? Le voudrais-tu, toi ? »

Et alors Yves — comme Marcelle, comme les autres, — sans rien chercher à démêler de ce qu’il y avait de faux dans ces sophismes, se sentait vaincu.

— « Combien te reste-t-il d’argent ? » avait-il demandé simplement.

Lucas ne savait pas encore ; il n’avait pas osé s’en rendre compte. Comme Yves insistait, il se mit à vider ses poches d’habit, lentement, avec l’expression anxieuse de quelqu’un qui s’attend à être condamné : « Dix, quinze, vingt, vingt-deux dollars »… Il déposait, sur le siège en planche d’un wagon de ferme, les billets et les pièces de monnaie, les uns après les autres… « Vingt-trois, vingt-quatre »… encore deux dollars qu’il avait trouvés mêlés à des lettres… Il