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de l’auberge des vociférations mêlées d’éclats de rire, des couplets de chansons, le choc sec des dés et des verres sur le comptoir.

À ce moment-là, la fumée de l’alcool n’avait pas encore entièrement obscurci les idées de Lucas. Le souvenir de Marcelle abandonnée au logis, la rieuse image de son enfant, le rappel des commissions qu’il avait convenu de faire, revenaient, de plus en plus affaiblis et comme ternis par une buée impalpable, traverser momentanément sa conscience et son cerveau. Il sentait vaguement que c’était lâche et sans cœur ce qu’il faisait là, mais c’était comme dans un rêve dont il ne pouvait pas s’arracher et qui peu à peu lui obscurcissait la notion du temps et des choses.

Bientôt ce fut un vertige complet où ses sensations morales comme ses sensations physiques vinrent se fondre dans un automatisme de tout son être. Il avait l’argent et il l’exhibait et l’éparpillait avec orgueil ; il avait la force, et comme il aurait volontiers arraché les portes qu’il secouait violemment, assommé les buveurs qui l’entouraient et sous le nez desquels il promenait ses poings en défi ; il avait la chance, et c’était à coups de dés qu’il se faisait fort de régler le coût des incessantes consommations qu’il ordonnait. Il avait la gaieté aussi… une gaieté de sauvage dont les grands rires stupides et les chants coupés de hoquets faisaient mal à entendre.

Il ne pensait plus maintenant à Marcelle, ni à personne. Rien ne lui importait.