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éprouve cette même illusion ; elle est commune à tous deux, si leur amour est réciproque. Ainsi votre raison pour les unir à jamais se réduit à la certitude qu’ils ne se connaissent pas, qu’ils ne peuvent se connaître. Mais, me direz-vous, M. de Gercourt & ma fille se connaissent-ils davantage ? Non, sans doute ; mais au moins ne s’abusent-ils pas, ils s’ignorent seulement. Qu’arrive-t-il dans ce cas entre deux époux, que je suppose honnêtes ? c’est que chacun d’eux étudie l’autre, s’observe vis-à-vis de lui, cherche & reconnaît bientôt ce qu’il faut qu’il cède de ses goûts ou des ses volontés, pour la tranquillité commune. Ces légers sacrifices se font sans peine, parce qu’ils sont réciproques ; & qu’on les a prévus : bientôt ils font naître une bienveillance mutuelle ; & l’habitude, qui fortifie tous les penchants qu’elle ne détruit pas, amène peu à peu cette douce amitié, cette tendre confiance, qui, jointes à l’estime, forment, à ce qu’il me semble, le véritable, le solide bonheur des mariages.

Les illusions de l’amour peuvent être plus douces ; mais qui ne sait aussi qu’elles sont moins durables ? & quels dangers n’amène pas le moment qui les détruit ! c’est alors que les moindres défauts paraissent choquants & insupportables, par le contraste qu’ils forment avec l’idée de perfection qui nous avait séduits. Chacun des deux époux croit cependant que l’autre seul a changé, & que lui vaut toujours ce qu’un moment d’erreur l’avait fait apprécier. Le charme qu’il n’éprouve plus, il s’étonne de ne plus le faire naître ; il en est humilié : la vanité blessée aigrit les