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que je pars de chez vous aussi précipitamment. Cette démarche va vous paraître bien extraordinaire : mais que votre surprise va redoubler encore, quand vous en saurez les raisons ! Peut-être trouverez-vous qu’en vous les confiant, je ne respecte pas assez la tranquillité nécessaire à votre âge, que je m’écarte même des sentiments de vénération qui vous sont dus à tant de titres ? Ah ! madame, pardon ; mais mon cœur est oppressé, il a besoin d’épancher sa douleur dans le sein d’une amie également douce et prudente : quelle autre que vous pouvait-il choisir ! Regardez-moi comme votre enfant. Ayez pour moi les bontés maternelles ; je les implore. J’y ai peut-être quelques droits par mes sentiments pour vous.

Où est le temps où, tout entière à ces sentiments louables, je ne connaissais point ceux qui, portant dans l’âme le trouble mortel que j’éprouve, ôtent la force de les combattre en même temps qu’ils en imposent le devoir ? Ah ! ce fatal voyage m’a perdue…

Que vous dirai-je enfin ? J’aime, oui, j’aime éperdument. Hélas ! ce mot que j’écris pour la première fois, ce mot si souvent demandé sans être obtenu, je payerais de ma vie la douceur de pouvoir une fois seulement le faire entendre à celui qui l’inspire ; et pourtant il faut le refuser sans cesse ! Il va douter encore de mes sentiments ; il croira avoir à s’en plaindre. Je suis bien malheureuse ! Que ne lui est-il aussi facile de lire dans mon cœur que d’y régner ? Oui, je souffrirais moins, s’il savait tout ce que je souffre ;