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rempli de rage ! me voir réduit à supplier encore une femme rebelle, qui s’est soustraite à mon empire ! devais-je donc être humilié à ce point ? & par qui ? par une femme timide, qui jamais ne s’est exercée à combattre. A quoi me sert de m’être établi dans son cœur, de l’avoir embrasé de tous les feux de l’amour, d’avoir porté jusqu’au délire le trouble de ses sens, si, tranquille dans sa retraite, elle peut aujourd’hui s’enorgueillir de sa fuite plus que moi de mes victoires ! Et je le souffrirais ? mon amie, vous ne le croyez pas ; vous n’avez pas de moi cette humiliante idée !

Mais quelle fatalité m’attache à cette femme ? cent autres ne désirent-elles pas mes soins ? ne s’empresseront-elles pas d’y répondre ? Quand même aucune ne vaudrait celle-ci, l’attrait de la variété, le charme des nouvelles conquêtes, l’éclat de leur nombre, n’offrent-ils pas des plaisirs assez doux ? Pourquoi courir après celui qui nous fuit, & négliger ceux qui se présentent ? Ah ! pourquoi ?… Je l’ignore, mais je l’éprouve fortement.

Il n’est plus pour moi de bonheur, de repos, que par la possession de cette femme que je hais & que j’aime avec une égale fureur. Je ne supporterai mon sort que du moment où je disposerai du sien. Alors, tranquille & satisfait, je la verrai, à son tour, livrée aux orages que j’éprouve en ce moment ; j’en exciterai mille autres encore. L’espoir & la crainte, la méfiance & la sécurité, tous les maux inventés par la haine, tous les biens accordés par l’amour, je veux qu’ils remplissent son cœur, qu’ils s’y succèdent à ma volonté. Ce