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sur la simple demande que je lui fis si elle était malade, elle se précipita dans mes bras en me disant qu’elle était bien malheureuse, & elle pleura aux sanglots. Je ne puis vous rendre la peine qu’elle m’a faite ; les larmes me sont venues aux yeux tout de suite ; & je n’ai eu que le temps de me détourner pour empêcher qu’elle ne me vît. Heureusement j’ai eu la prudence de ne lui faire aucune question, & elle n’a pas osé m’en dire davantage : mais il n’en est pas moins clair que c’est cette malheureuse passion qui la tourmente.

Quel parti prendre pourtant, si cela dure ? ferai-je le malheur de ma fille ? tournerai-je contre elle les qualités les plus précieuses de l’âme, la sensibilité & la constance ? est-ce pour cela que je suis sa mère ? & quand j’étoufferais ce sentiment si naturel qui nous fait vouloir le bonheur de notre enfant ; quand je regarderais comme une faiblesse ce que je crois, au contraire, le premier, le plus sacré de nos devoirs ; si je force son choix, n’aurai-je pas à répondre des suites funestes qu’il peut avoir ? Quel usage à faire de l’autorité maternelle, que de placer sa fille entre le crime & le malheur !

Non, mon amie, je n’imiterai pas ce que j’ai blâmé si souvent. J’ai pu, sans doute, tenter de faire un choix pour ma fille ; je ne faisais en cela que l’aider de mon expérience : ce n’était pas un droit que j’exerçais, je remplissais un devoir. J’en trahirais un, au contraire, en disposant d’elle au mépris d’un penchant que je n’ai pas su empêcher de naître, & dont ni elle ni moi ne pouvons connaître ni l’étendue ni la durée. Non, je ne