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doit pleurer : mais il est bien temps de répandre des larmes, quand on a causé un malheur irréparable !

Pour moi, je ne me possédais pas ; & malgré le peu que je suis, je ne lui en disais pas moins ma façon de penser. Mais c’est là que M. le vicomte s’est montré bien véritablement grand. Il m’a ordonné de me taire ; & celui-là même, qui était son meurtrier, il lui a pris la main, l’a appelé son ami, l’a embrassé devant nous tous, & nous a dit : « Je vous ordonne d’avoir pour monsieur tous les égards qu’on doit à un brave & galant homme. » Il lui a de plus fait remettre, devant moi, des papiers fort volumineux, que je ne connais pas, mais auxquels je sais bien qu’il attachait beaucoup d’importance. Ensuite, il a voulu qu’on les laissât seuls ensemble pendant un moment. Cependant j’avais envoyé tout de suite chercher tous les secours, tant spirituels que temporels : mais, hélas ! le mal était sans remède. Moins d’une demi-heure après, M. le vicomte était sans connaissance. Il n’a pu recevoir que l’extrême-onction ; & la cérémonie était à peine achevée, qu’il a rendu son dernier soupir.

Bon Dieu ! quand j’ai reçu dans mes bras à sa naissance ce précieux appui d’une maison si illustre, aurais-je pu prévoir que ce serait dans mes bras qu’il expirerait, & que j’aurais à pleurer sa mort ? Une mort si précoce & si malheureuse ! Mes larmes coulent malgré moi.

Je vous demande pardon, Madame, d’oser mêler ainsi mes douleurs aux vôtres ; mais dans tous les états, on a un cœur & de la sensibilité ; & je serais