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Tout le monde se retira hors sa femme de chambre qui devait heureusement coucher dans la même chambre qu’elle, faute d’autre place.

Suivant le rapport de cette fille, sa maîtresse a été assez tranquille jusqu’à onze heures du soir. Elle a dit alors vouloir se coucher : mais, avant d’être entièrement déshabillée, elle se mit à marcher dans sa chambre, avec beaucoup d’actions & des gestes fréquents. Julie, qui avait été témoin de ce qui s’était passé dans la journée, n’osa lui rien dire, & attendit en silence pendant près d’une heure. Enfin, madame de Tourvel l’appela deux fois coup sur coup ; elle n’eut que le temps d’accourir, & sa maîtresse tomba dans ses bras en disant : « Je n’en peux plus. » Elle se laissa conduire à son lit, & ne voulut rien prendre, ni qu’on allât chercher aucun secours. Elle se fit mettre seulement de l’eau auprès d’elle, & elle ordonna à Julie de se coucher.

Celle-ci assure être restée jusqu’à deux heures du matin sans dormir, & n’avoir entendu, pendant ce temps, ni mouvement ni plainte.

Mais elle dit avoir été réveillée à cinq heures par les discours de sa maîtresse, qui parlait d’une voix forte & élevée ; & qu’alors lui ayant demandé si elle n’avait besoin de rien, & n’obtenant point de réponse, elle prit de la lumière, & alla au lit de madame de Tourvel, qui ne la reconnut point ; mais qui, interrompant tout à coup les propos sans suite qu’elle tenait, s’écria vivement : « Qu’on me laisse seule, qu’on me laisse dans les ténèbres ; ce sont les ténèbres qui