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donné, par de savantes manœuvres, le choix du terrain & celui des dispositions ; j’ai su inspirer la sécurité à l’ennemi, pour le joindre plus facilement dans sa retraite ; j’ai su y faire succéder la terreur avant d’en venir au combat ; je n’ai rien mis au hasard que par la considération d’un grand avantage en cas de succès, & la certitude des ressources en cas de défaite ; enfin, je n’ai engagé l’action qu’avec une retraite assurée, par où je puisse couvrir & conserver tout ce que j’avais conquis précédemment. C’est, je crois, tout ce qu’on peut faire ; mais je crains, à présent, de m’être amolli comme Annibal dans les délices de Capoue. Voilà ce qui est arrivé depuis.

Je m’attendais bien qu’un si grand événement ne se passerait pas sans les larmes & le désespoir d’usage ; & je remarquais d’abord un peu plus de confusion & une sorte de recueillement ; mais j’attribuais l’un & l’autre à l’état de prude : aussi, sans m’occuper de ces légères différences que je croyais purement locales, je suivais simplement la grande route des consolations ; bien persuadé que, comme il arrive d’ordinaire, les sensations aideraient le sentiment, & qu’une seule action ferait plus que tous les discours, que pourtant je ne négligeais pas. Mais je trouvai une résistance vraiment effrayante, moins encore par son excès que par la forme sous laquelle elle se montrait.

Figurez-vous une femme assise, d’une roideur immobile, & d’une figure invariable ; n’ayant l’air ni de penser, ni d’écouter, ni d’entendre ; dont les yeux fixes laissent échapper des larmes assez continues, mais qui