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Ne craignez pas que votre absence altère jamais mes sentiments pour vous : comment parviendrais-je à les vaincre, quand je n’ai plus le courage de les combattre ? Vous le voyez, je vous dis tout ; je crains moins d’avouer ma faiblesse que d’y succomber : mais cet empire que j’ai perdu sur mes sentiments, je le conserverai sur mes actions ; oui, je le conserverai, j’y suis résolue, fût-ce aux dépens de ma vie.

Hélas ! le temps n’est pas loin où je me croyais bien sûre de n’avoir jamais de pareils combats à soutenir ! Je m’en félicitais ; je m’en glorifiais peut-être trop. Le ciel a puni, cruellement puni cet orgueil : mais plein de miséricorde, même au moment qu’il nous frappe, il m’avertit encore avant ma chute ; & je serais doublement coupable, si je continuais à manquer de prudence, déjà prévenue que je n’ai plus de force.

Vous m’avez dit cent fois que vous ne voudriez pas d’un bonheur acheté par mes larmes. Ah ! ne parlons plus de bonheur, mais laissez-moi reprendre quelque tranquillité.

En accordant ma demande, quels nouveaux droits n’acquerrez-vous pas sur mon cœur ? & ceux-là, fondés sur la vertu, je n’aurai point à m’en défendre. Combien je me plairai dans ma reconnaissance ! Je vous devrai la douceur de goûter sans remords un sentiment délicieux. A présent, au contraire, effrayée de mes sentiments, de mes pensées, je crains également de m’occuper & de vous & de moi ; votre idée même m’épouvante : quand je ne peux la fuir, je la combats ; je ne l’éloigne pas, mais je la repousse.