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DANGEREUSES.

moi scellâmes si gaiement & de la même manière notre éternelle rupture.

Comme nous avions six heures à passer ensemble & que j’avais résolu que tout ce temps fût pour lui également délicieux, je modérai ses transports, & l’aimable coquetterie vint remplacer la tendresse. Je ne crois pas avoir jamais mis tant de soin à plaire, ni avoir été jamais aussi contente de moi. Après le souper, tour à tour enfant & raisonnable, folâtre & sensible, quelquefois même libertine, je me plaisais à le considérer comme un sultan au milieu de son sérail, dont j’étais tour-à-tour les favorites différentes. En effet, ses hommages réitérés, quoique toujours reçus par la même femme, le furent toujours par une maîtresse nouvelle.

Enfin au point du jour il fallut se séparer ; & quoi qu’il dît, quoi qu’il fît même pour me prouver le contraire, il en avait autant besoin que peu envie. Au moment où nous sortîmes, & pour dernier adieu, je pris la clef de cet heureux séjour ; & la lui remettant entre les mains : « Je ne l’ai eue que pour vous, lui dis-je, il est juste que vous en soyez maître ; c’est au sacrificateur à disposer du temple. » C’est par cette adresse que j’ai prévenu les réflexions qu’aurait pu lui faire naître la propriété, toujours suspecte, d’une petite maison. Je le connais assez pour être sûre qu’il ne s’en servira que pour moi ; & si la fantaisie me prenait d’y aller sans lui, il me reste bien une double clef. Il voulait à toute force prendre jour pour y revenir ; mais je l’aime trop encore pour