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LES LIAISONS

mille terreurs, elle ne puisse les oublier, les vaincre que dans mes bras. Qu’alors, j’y consens, elle me dise : « Je t’adore ; » elle seule, entre toutes les femmes, sera digne de prononcer ce mot. Je serai vraiment le dieu qu’elle aura préféré.

Soyons de bonne foi : dans nos arrangements, aussi froids que faciles, ce que nous appelons bonheur est à peine un plaisir. Vous le dirai-je ? je croyais mon cœur flétri ; et ne me trouvant plus que des sens, je me plaignais d’une vieillesse prématurée. Madame de Tourvel m’a rendu les charmantes illusions de la jeunesse. Auprès d’elle je n’ai pas besoin de jouir pour être heureux. La seule chose qui m’effraie est le temps que va me prendre cette aventure ; car je n’ose rien donner au hasard. J’ai beau me rappeler mes heureuses témérités, je ne puis me résoudre à les mettre en usage. Pour que je sois vraiment heureux, il faut qu’elle se donne, & ce n’est pas une petite affaire.

Je suis sûr que vous admireriez ma prudence. Je n’ai pas encore prononcé le mot d’amour ; mais déjà nous en sommes à ceux de confiance et d’intérêt. Pour la tromper le moins possible, & surtout pour prévenir l’effet des propos qui pourraient lui revenir, je lui ai raconté moi-même, & comme en m’accusant, quelques-uns de mes traits les plus connus. Vous ririez de voir avec quelle candeur elle me prêche. Elle veut, dit-elle, me convertir. Elle ne se doute pas encore de ce qu’il lui en coûtera pour le tenter. Elle est loin de penser qu’en plaidant, pour parler