Page:Choderlos de Laclos - Les Liaisons dangereuses, 1869, Tome 1.djvu/254

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cruauté de leur faire des excuses, qui, en livrant leur secret, leur apprenaient entièrement jusqu’à quel point elles avaient été jouées.

Cependant on se mit à table, & peu à peu la contenance revint ; les hommes se livrèrent, les femmes se soumirent. Tous avaient la haine dans le cœur ; mais les propos n’en étaient pas moins tendres : la gaieté éveilla le désir, qui à son tour lui prêta de nouveaux charmes. Cette étonnante orgie dura jusqu’au matin ; & quand on se sépara, les femmes durent se croire pardonnées : mais les hommes, qui avaient conservé leur ressentiment, firent dès le lendemain une rupture qui n’eut point de retour ; & non contents de quitter leurs infidèles maîtresses ils achevèrent leur vengeance, en publiant leur aventure. Depuis ce temps, une d’elles est au couvent, & les deux autres languissent exilées dans leurs terres.

Voilà l’histoire de Prévan ; c’est à vous de voir si vous voulez ajouter à sa gloire, & vous atteler à son char de triomphe. Votre lettre m’a vraiment donné de l’inquiétude, & j’attends avec impatience une réponse plus sage & plus claire à la dernière que je vous ai écrite.

Adieu, ma belle amie ; méfiez-vous des idées plaisantes ou bizarres qui vous séduisent toujours trop facilement. Songez que dans la carrière que vous courez, l’esprit ne suffit pas ; qu’une seule imprudence y devient un mal sans remède. Souffrez enfin, que la prudente amitié soit quelquefois le guide de vos plaisirs.