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L’AFFAIBLISSEMENT DE LA NATALITÉ FRANÇAISE

pays, produit précisément ce résultat. On a démontré péremptoirement que tout notre système fiscal semblait conçu de manière à faire expier la fécondité par un supplément de charges, c’est-à-dire à peser plus lourdement sur les familles nombreuses que sur les autres, aussi bien l’impôt direct que l’impôt indirect, aussi bien les droits de mutation par décès que ceux de mutation entre-vifs. La Réforme sociale publiait dernièrement à ce sujet un vigoureux article, qu’on n’a certainement pas oublié et auquel je n’ai qu’à me référer[1]. Il ne serait que justice d’effacer de nos lois fiscales ces inégalités et d’épargner aux pères de nombreuses familles ce surcroît pour le reporter sur les célibataires ou sur les ménages plus ou moins stériles.

Mais c’est surtout en matière de succession que le Code combat la fécondité et tend contre elle le ressort de l’intérêt. C’est la peur du partage de l’atelier ou du domaine qui met en jeu le restreint moral recommandé par Malthus. Plutôt que de voir détruite à sa mort l’œuvre séculaire des aïeux ou la sienne propre, le père renonce à multiplier ses enfants ; il tourne la loi du partage forcé en supprimant les cadets. « L’ancien régime, a dit Viel-Castel, faisait des fils aînés ; le régime actuel fait des fils uniques. » — « Le paysan, dit de son côté M. Guyau, n’admet pas plus la division de son champ que le gentilhomme n’admet l’aliénation du château de ses ancêtres. Tous les deux aiment mieux mutiler leur famille que leur domaine[2]. » Après avoir constaté cette funeste influence, M. Paul Leroy-Beaulieu conclut par ces graves paroles : « Si des lois ont pour effet de pousser la plus grande partie de la population à n’avoir qu’un enfant par famille, il faut avouer que ces lois, pour sacro-saintes qu’on les tienne, non seulement outragent la morale, mais encore conspirent contre la grandeur nationale[3]. »

Pour mesurer la portée de cet obstacle, il n’y a qu’à comparer la stérilité actuelle de la Normandie avec la magnifique expansion de ses rejetons au Canada. Ils étaient 60 000 en 1763, lorsque Louis XV céda aux Anglais ces « quelques arpents de neige ». Aujourd’hui la population franco-canadienne dépasse 1 500 000 âmes, sans compter plus de

  1. La Famille devant les droits de mutation, par M. Mathieu (Réforme sociale, octobre 1890, p. 563).
  2. Cf. les études de M. Baudrillart sur la Normandie, la Picardie. « Ce qui préoccupe le paysan normand, c’est l’idée qu’après lui son bien sera morcelé ou aliéné. » — « En Picardie, dans les classes riches ou simplement aisées, il y a parti pris de n’avoir pas plus d’un ou de deux enfants. » — « Tout le monde, disait récemment M. Raynal à la Chambre des députés, sait qu’il y a des départements dans lesquels le paysan croit de son intérêt de ne pas avoir trop d’enfants, et il fait mettre dans le contrat de mariage qu’après un enfant, on n’en aura pas davantage. » (Séance du 12 mai 1891.)
  3. Économiste français, 13 mars 1890.