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L’AFFAIBLISSEMENT DE LA NATALITÉ FRANÇAISE

dit M. Baudrillart, ont autant d’enfants qu’il plaît à la nature de leur en donner et qui deviennent ensuite ce qu’ils peuvent[1]. » Les conseils de Malthus, qui étaient spécialement destinés à ces classes, n’ont aucune prise sur elles et, grâce à une singulière interversion des rôles, ces conseils ne sont appliqués que par les classes aisées, bien qu’ils ne soient pas à leur adresse. C’est du malthusianisme à rebours, qui fait reposer le recrutement de notre population sur la sélection des types inférieurs. Si un éleveur procédait ainsi, il arriverait vite à la dégénérescence de ses bœufs ou de ses chevaux. Ce procédé ne vaut guère mieux pour la race humaine. En outre, il compromet le bon recrutement des professions et court risque d’amoindrir la valeur de ceux qui les exercent[2].

Après l’instinct, veut-on voir à l’œuvre le devoir sous ses deux interprétations contradictoires ? Nul ne conteste que les familles religieuses sont les plus fécondes : c’est un fait établi par l’observation de tous les jours. Les familles de pasteurs protestants sont d’une fécondité légendaire : on ne se figure pas un pasteur sans un cortège de filles et de garçons. Le peuple juif s’accroît avec une rapidité que la statistique hésite elle-même à enregistrer, tant elle la juge invraisemblable[3]. En sens inverse, combien n’existe-t-il pas de pères des plus respectables, qui s’imaginent obéir à un véritable devoir en s’abstenant d’appeler au monde des enfants, auxquels ils ne pourraient assurer un assez brillant avenir.

Quant à l’intérêt, son influence s’atteste par de nombreux et concordants résultats. C’est l’égoïsme, la peur de la gène, des souffrances de la maternité, des soucis de l’éducation et de l’établissement, qui expliquent cette stérilité américaine dont M. Rameau nous faisait tout à l’heure entrevoir les scandales sur la foi de documents authentiques. C’est le calcul qui tarit la fécondité normande, et qui accroît au contraire celle des paysans et des ouvriers quand ils voient dans leurs enfants des auxi-

  1. État moral des populations de la Picardie.
  2. « Alors même que le droit à l’héritage ne détruirait pas chez les enfants l’esprit de travail et d’initiative, la stérilité laisserait aux parents peu de chances de trouver parmi eux un successeur apte à continuer l’œuvre de la famille. » (F. Le Play, la Réforme sociale, t. II, p. 88.)

    « Dans les contrées où la loi morale a conservé son empire, où rien n’entrave le libre développement des tendances naturelles, les pères de familles ont un motif principal pour conserver la fécondité : ils veulent instituer un héritier capable de continuer les bonnes traditions des ancêtres et leur choix est d’autant meilleur qu’il peut être fait dans une progéniture plus nombreuse. » (F. Le Play, Les Ouvriers européens, t. VI, p. 387.)

  3. Voir dans le Journal de la Société de statistique (no d’avril 1891, p. 119) un article de M. Arthur Raffalovich sur la Natalité juive en Russie. La population juive en Russie doublerait en 30 ans au plus, tandis que la population russe en général, déjà si exceptionnellement féconde, demanderait 90 ans pour ce doublement.