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les écrire qu’à soixante ans. Jusqu’alors, il avait fait tous les métiers, ceux de lettres et les autres : soldat, bonnetier, briquetier, imprimeur, mais surtout et toujours pamphlétaire, journaliste à gages. C’était sa vocation. Il avait produit à la tonne des écrits de polémique, de vulgarisation, de réclame, avec tous les moyens de persuasion, licites ou non : lettres factices, récits apocryphes, catastrophes imaginaires, bilans forgés, témoignages fictifs, fausses confessions, personnages inventés. Le tout avec un tel luxe de détails, de précisions, de circonstances, que la fiction paraissait aussi vraisemblable que la réalité. C’est après quarante ans de mystifications qu’il se met à écrire des romans. On devine ce qu’il y apporte. Toutes ses histoires avaient été calculées pour démontrer irrésistiblement quelque chose. Un jour, par détente, intérêt, instinct, il en fait qui ne prouvent plus rien. Mais le tour de main, le métier, le génie, font qu’elles ne sont pas moins exactes, circonstanciées, et qu’elles emportent la conviction sans avoir l’air d’y prétendre.

C’est ainsi que fut produite, au milieu de mille autres besognes, une étonnante série de fictions : Robinson Crusoe (1719), Mr. Duncan Campbell, The Life of Captain Singleton (1720), Moll Flanders, Colonel Jack (1722), Roxana (1724), Memoirs of a Cavalier (1720), Journal of the Plague Year (1722). L’immédiate postérité s’empare de Robinson Crusoe et en fait une seconde Bible de l’humanité. Nous découvrons d’autres testaments dans l’œuvre de Defoe, celui de l’opprobre et de la misère, par exemple, dans Moll Flanders. Puis, Defoe retourne à ses affaires, à ses idées, à ses projets, et meurt, compilant, ergotant, inventant, toujours précis comme le fait, indifférent comme la nature, rapide comme l’action, vivant comme la vie.