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d’ombre est enfin dépassée par le jeune homme en dépit du vieillard, au prix de ses illusions et de son bonheur. Pas un mot des sinistres machinations qui ont failli perdre le navire ; pas un mot du symbole que recèle la lutte rédemptrice. Tout cela, quoique inexprimé, est évident pour le lecteur intuitif et cultivé. Joseph Conrad n’écrit point pour la foule et n’a jamais eu qu’un cercle restreint de lecteurs.

Il n’en est pas moins un des grands romanciers contemporains de l’Angleterre, ce qui ne veut pas dire qu’il soit un grand romancier anglais. Son talent l’apparente à tous les temps, comme son origine et sa carrière à tous les pays, son intention et son œuvre à tous les hommes de tous les peuples. Plus artiste que la plupart de ses contemporains britanniques, peut-être ne lui a-t-îl manqué, pour se réaliser, que de n’être pas, vivant pour écrire, obligé d’écrire pour vivre. On regrette, en le lisant, qu’il ait cru devoir mêler tant de feuilleton à ses romans.

Peut-être aussi n’a-t-il pas eu dans sa jeunesse et son âge mûr le privilège d’une expérience assez complète de l’humanité civilisée pour donner au tableau qu’il a tenté de peindre la profonde fidélité que son talent promettait. Par exemple, le mutisme tragique de ses types féminins ne manque pas de grandeur, de force, de nouveauté. Leur silence est-il une marque de puissance ou d’impuissance chez l’auteur ? Les femmes de Joseph Conrad sont des énigmes passionnantes, mais des énigmes comme la Joconde, quoique pour une autre raison. C’est le rictus, non le sourire qui fait leur mystère. La science du dessin suffit à l’un, l’autre exige la science du modelé. De même le fréquent usage du récit indirect peut bien être un témoignage de conscience littéraire chez l’auteur qui tient à s’effacer, mais Joseph Conrad n’en abuse-t-il