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LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

jusqu’aux rives du Tigre jaunâtre, bordé de dattiers et de palmiers ; au-dessus se déploie un ciel d’un bleu étincelant.

De Bagdad Mme Pfeiffer fit une excursion aux ruines de Babylone, masses énormes de décombres où l’on retrouve de gigantesques fragments de murs et de piliers. Le 17 juin elle se joignait à une caravane qui partait pour Mossoul ; c’était un voyage de douze à quatorze jours à travers une contrée inhospitalière et déserte ; une mule devait la porter, elle et son bagage. Elle avait la perspective d’être rôtie par le soleil et de coucher la nuit sur le sol brûlant, se contentant pour nourriture d’un peu de pain et de quelques dattes. Elle avait appris plusieurs mots arabes, et se faisait mieux encore comprendre par signes. Ce trajet fut très pénible ; un jour, poussée par la faim, elle parcourut un petit village, et parvint à s’y procurer un peu de lait et trois œufs, qu’elle fit cuire sous la cendre ; elle remplit au Tigre sa gourde de cuir et regagna fièrement le camp ; ce repas, conquis avec tant de peine, lui parut le meilleur qu’elle eût fait de sa vie. Le lendemain, pendant que tous se reposaient par les heures les plus chaudes de la journée, le conducteur de la caravane, pour lui procurer un peu d’ombre, étendit une couverture sur des pieux enfoncés en terre ; mais la place était si étroite, et cette tente improvisée si peu solide, qu’elle fut obligée d’y rester sans bouger pour ne pas la faire crouler au moindre mouvement. La chaleur croissant toujours, elle ne trouva pour se rafraîchir que de l’eau tiède, et son dîner se composa d’un concombre et d’un morceau de pain si dur, qu’elle dut absolument le faire tremper. Pourtant elle ne se repentit pas un instant de s’être exposée à ces privations excessives.

La caravane séjourna deux jours dans une bourgade ; Mme Pfeiffer logea chez le conducteur, qui avait un domicile en cet endroit. Le premier jour, sa patience fut mise à une rude épreuve : les femmes du voisinage accoururent toutes pour contempler l’étrangère. Elles commencèrent par inspecter ses vêtements, puis elles voulurent lui ôter son turban. Mme Pfeiffer, pour circuler à Bagdad sans attirer l’attention, avait pris le costume des femmes de cette ville. Enfin, excédée de leurs importunités, elle en prit une par le bras et la mit si vivement à la porte, que celle-ci n’eut le temps de faire aucune résistance. Après cette mesure énergique, elle fit comprendre aux autres qu’un traitement semblable les attendait si elles ne s’éloignaient pas sur-le-champ, et traça autour du siège qu’elle occupait