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LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

Lemaire, le bâtiment dépassa la pointe extrême du continent américain et doubla le fameux cap Horn, dernier éperon de la puissante chaîne des Andes, masse énorme de rochers basaltiques, entassés dans un gigantesque désordre comme par la main d’un Titan.

Une tempête furieuse les assaillit pendant plusieurs jours dans les environs du cap Horn, et ils expérimentèrent à leur tour à quel point le grand Océan méridional mérite peu son nom de Pacifique. « Une tempête semblable, écrit Mme Pfeiffer, suggère bien des réflexions. Vous êtes seul sur l’Océan sans bornes, loin de tout secours humain, et vous sentez plus que jamais que votre vie est entre les mains du Très-Haut. L’homme qui dans ces moments solennels et terribles peut soutenir encore qu’il n’y a pas de Dieu doit être atteint d’un aveuglement moral vraiment incurable. En face de ces convulsions de la nature, je me sens toujours envahie par un sentiment de paix et de confiance. Il m’est arrivé de me faire attacher sur le pont et de laisser les vagues énormes se briser sur moi, pour ne rien perdre de ce spectacle grandiose : jamais je n’ai éprouvé de frayeur ; mais j’ai toujours été remplie de calme et de résignation à la volonté de Dieu. »

Elle arriva le 2 mars à Valparaiso. L’aspect de cette ville lui déplut ; deux grandes rues s’allongent au pied de tristes collines qui se composent de rochers recouverts d’une mince couche de terre et de sable. Quelques-unes sont chargées de maisons ; sur une autre est situé le cimetière ; les dernières sont stériles et désertes. Les deux principales rues sont larges et très fréquentées ; le Chilien naît cavalier, et on le voit presque toujours sur une monture digne de lui. Les maisons de Valparaiso sont de style européen, avec des toits plats à l’italienne. De larges degrés conduisent à un vaste vestibule, duquel, par de belles portes vitrées, on passe dans le salon et les autres appartements. Le salon est l’orgueil, non seulement du colon européen, mais du Chilien indigène ; les pieds s’y enfoncent dans d’épais et coûteux tapis ; les murs sont tendus de belles tapisseries ; les meubles et les glaces viennent d’Europe et sont d’un luxe extrême.

Le 18 mars, la voyageuse, résolue à poursuivre son tour du globe, s’embarqua pour la Chine sur un bateau hollandais. Le 26 avril, la vue de « l’Éden des mers du Sud », Tahiti, la plus grande et la plus belle des îles de la Société, venait la dédommager d’une traversée longue et assez monotone. Depuis l’époque où Bougainville la découvrit jusqu’à la récente visite « du Comte et du Docteur[1] », Tahiti a fait

  1. The Earl and the Doctor. South sea Bubbles.