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MADAME HOMMAIRE DE HELL

tremblaient à l’approche de la Horde d’or, et quoiqu’ils conservassent la foi musulmane, leur religion avait perdu son ardeur guerrière. Heureux d’être dispensés du service militaire et loin des champs de bataille de l’Europe et de l’Asie, ils vivaient paisibles, ne sachant de la guerre que ce que la tradition leur en transmettait vaguement dans les chants monotones légués par le passé. Ils s’inquiétaient plutôt de suivre les coutumes de leurs ancêtres que de la nature de ce sol, qui avait jadis nourri le peuple d’Athènes ; car ils négligeaient le labourage et persistaient dans leurs habitudes pastorales. Gardant leurs troupeaux, ils restaient pendant de longues heures immobiles sur les tertres gazonnés, et quand ils s’avançaient sur les collines avec leurs grandes robes flottantes, ils avaient la majesté mélancolique de pâtres descendus de guerriers. »

Dans cette presqu’île retirée, Mme de Hell portait son rare talent d’observation et de description. Ils entrèrent dans le port de Balaklava, ce lieu qu’un combat sanglant a depuis rendu célèbre. De la mer, son aspect est agréable, car la ville est entourée de montagnes, dont la plus haute porte une forteresse en ruine qui rappelle l’ancienne domination génoise, tandis que la jolie ville grecque élève au-dessus des flots bleus ses terrasses chargées de masses de feuillage et de gracieuses maisons à balcons ressemblant aux cités de l’Archipel. C’était un dimanche, et la population, en habits de fête, était répandue sur la plage et les hauteurs verdoyantes. Des matelots, des Arnautes au pittoresque costume, des groupes de jeunes filles, aussi gracieuses que leurs sœurs grecques, montaient le rapide sentier de la forteresse, ou dansaient gaiement aux sons criards de la balalaïka.

Le lendemain de l’arrivée, on entreprit une promenade en bateau pour explorer la côte au point de vue géologique, et jouir du lever du soleil en mer ; les flots semblaient pailletés d’or. Les rameurs débarquèrent sur une délicieuse petite plage couverte de coquillages et de plantes marines, et entourée d’une haie d’arbustes en fleur ; le bruit du marteau de M. de Hell faisait envoler une foule d’oiseaux, que personne n’avait jusque-là troublés dans leur retraite. Au retour, les bateliers se couronnèrent et décorèrent leurs barques de branches d’aubépine et de fleurs de pommier. Dans son enthousiasme poétique, Mme de Hell, en contemplant le ciel sans nuages, la mer calme, et ces rameurs grecs qui, sur une côte étrangère et après tant de siècles écoulés, conservaient les riantes coutumes de leurs ancêtres, évoquait le souvenir des députations antiques dont, chaque année,