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LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

état leur devint évident. Les abords en étaient encombrés de chariots dételés et de paysans couchés près de leurs voitures, attendant patiemment le jour. Les mêmes avertissements furent répétés ; le pont n’était pas sûr. Mais la perspective de passer une nuit entière dans la britschka, exposés à ce froid âpre, tandis que s’ils traversaient ils pouvaient atteindre Rostof en deux heures, décida les voyageurs, que leur jeunesse rendait imprudents. Ils traverseraient le pont en prenant les précautions nécessaires. Le cocher et le Cosaque firent une exploration avec des lanternes, et revinrent dire que le passage n’était pas impossible, quoique dans certaines parties le pont menaçât de se disloquer. Mettant pied à terre, M.  et Mme de Hell suivirent la voiture, que le cocher conduisait lentement, tandis que le Cosaque, sa lanterne à la main, indiquait les endroits dangereux. « Je ne crois pas que, dans le cours de ce long voyage, nous nous soyons trouvés dans une situation aussi effrayante. Le danger était imminent ; les craquements du pont, l’obscurité, le bruit de l’eau qui se faisait jour à travers le plancher à demi brisé que nous sentions fléchir sous nos pieds, les cris d’alarme que jetaient à chaque instant le Cosaque et le cocher, tout se réunissait pour nous plonger dans une mortelle épouvante. Cependant la pensée de la mort ne me vint pas, ou plutôt mon esprit était trop bouleversé pour qu’une pensée distincte s’y fît jour. Plus d’une fois la voiture se trouva engagée entre des planches tout à fait rompues : c’étaient des moments de cruelle anxiété ; mais à force de persévérance nous réussîmes enfin à gagner la rive opposée sans avoir aucun malheur à déplorer. Ce passage avait duré plus d’une heure ; il était temps qu’il finît, car je pouvais à peine me soutenir. L’eau qui couvrait le pont nous était venue plus haut que la cheville. Est-il nécessaire de dire avec quelle satisfaction chacun reprit sa place dans la voiture ? Longtemps encore il nous sembla entendre le bruit des vagues qui se brisaient contre le pont. Mais nos aventures nocturnes n’étaient pas terminées.

« À quelques verstes du Don, notre mauvaise étoile nous gratifia d’un cocher ivre. Après avoir perdu la route je ne sais combien de fois, après nous avoir fait traverser des fossés et des terres labourées sans s’inquiéter des soubresauts de la voiture, ce malheureux ne s’avisa-t-il pas de nous ramener juste en vue du pont auquel nous ne pouvions songer sans frissonner ! Le seul parti à prendre était d’attendre le jour dans une kâte, ou cabane de paysan ; mais notre abominable cocher, que la vue du fleuve avait subitement dégrisé, et