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MADAME HOMMAIRE DE HELL

en relief, depuis la coupole de la mystérieuse pagode qu’on voit s’élever parmi les arbres, jusqu’à l’humble kibitka, resplendissant sous les teintes magiques du couchant. Ce paysage présentait un caractère calme, étrange et profondément mélancolique. C’était un monde nouveau que la fantaisie pouvait peupler à sa guise, une de ces îles mystérieuses qu’on rêve dans ses moments d’hallucination, une chose enfin comme on n’en retrouve pas deux fois sur ses pas de voyageur. »

La réception fut charmante, et Mme de Hell se plaignait presque de retrouver chez ce prince kalmouk le monde européen et la conversation française, dans cette luxueuse demeure qui rappelait par sa richesse les palais des nababs d’Asie. Cependant ce vieux prince Tumène, qui recevait si agréablement ses hôtes, s’était enfermé dans cette retraite à la suite d’amers chagrins, et s’y livrait aux pratiques les plus austères de la religion bouddhique. Le palais, construit dans le style chinois, était très bien situé sur la pente d’une colline, et dominait un massif d’arbres au milieu duquel s’élevait la coupole dorée d’une pagode dont le prince seul, avec les prêtres kalmouks les plus célèbres du pays, avait l’accès. De belles prairies, coupées de bouquets d’arbres, des champs bien cultivés, déployaient leur verdure à gauche du palais, et offraient une suite de tableaux variés, animés par le galop des cavaliers, les chameaux errants dans les riches pâturages, les officiers portant les ordres de leur chef aux nombreuses tentes groupées sur le bord de l’eau ; le spectacle était aussi imposant qu’harmonieux dans son ensemble.

Mme de Hell reçut l’invitation d’aller visiter la belle-sœur du prince, qui, l’été, préférait le séjour de sa kibitka à celui du palais ; cette princesse était, lui dit-on, très belle et très savante. Arrivée à la tente, Mme de Hell se vit introduite, en soulevant la portière, dans une pièce spacieuse, éclairée par en haut et tendue de damas rouge, dont le reflet jetait une teinte vive sur tous les objets ; le sol était couvert d’un magnifique tapis turc et l’air chargé de parfums. Dans cette atmosphère rose et parfumée, la princesse était assise sur une estrade un peu basse, vêtue d’étoffes brillantes et immobile comme une idole ; autour d’elle, une vingtaine de femmes en grande toilette se tenaient accroupies sur leurs talons. Après quelques minutes pour laisser à sa visiteuse le temps de l’admirer, la princesse descendit lentement les degrés, s’approcha avec dignité, lui prit la main, l’embrassa et la conduisit à la place qu’elle venait de quitter. « Une maîtresse de maison parisienne, dit Mme de Hell, n’eût pas agi avec plus de grâce. » Par