Page:Chevalier - Les voyageuses au XIXe siècle, 1889.pdf/28

Cette page a été validée par deux contributeurs.
18
LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

duisit d’une cour ouverte dans l’un des appartements du rez-de-chaussée. Il y fut reçut par le médecin de lady Hester, qui lui transmit de sa part une invitation à se reposer et à se remettre des fatigues du trajet en prenant quelques rafraîchissements. Après le repas, dont les mets étaient préparés à l’orientale, mais accompagnés de vin du Liban, le visiteur fut conduit dans la petite chambre où se tenait l’ancienne « reine de Palmyre ». Elle se leva cérémonieusement, lui dit quelques paroles de bienvenue, lui désigna une chaise droit en face de son divan, à une certaine distance, et resta debout, parfaitement immobile, le dominant de sa taille majestueuse, jusqu’à ce qu’il eût pris la place indiquée. Alors elle se replaça sur son divan, mais non à la manière orientale ; ses pieds reposaient sur un tabouret, et elle avait les genoux couverts d’une masse de draperies blanches.

La femme que le jeune voyageur avait ainsi devant lui réalisait absolument l’image d’une prophétesse, « non pas, il est vrai, de la sibylle divine rêvée par le Dominiquin, mais d’une bonne prophétesse pratique, habituée aux affaires du métier ». Ses grands traits impérieux rappelèrent à Kinglake son grand-père, le fameux ministre ; son visage était d’une surprenante blancheur ; elle portait un énorme turban, composé de châles de cachemire de teintes très pâles, et arrangé de façon à cacher les cheveux ; son costume, depuis le menton jusqu’à l’endroit où il disparaissait sous la draperie des genoux, était une espèce de surplis d’un blanc de neige aux plis accumulés. Telle apparaissait lady Hester Stanhope, la petite-fille de lord Chatham, la conseillère de Pitt, la reine de Palmyre, la prophétesse du Liban, celle qui dans sa vie avait joué tant de rôles, mais avait toujours lâché les rênes à sa passion dominante : l’orgueil.

Le moraliste qui, en s’étendant sur les effets désastreux de ce vice, aurait besoin d’un exemple, ne pourrait en choisir de plus frappant que la vie d’Hester Stanhope.

Deux esclaves noirs apparurent au signal qu’elle donna, et placèrent devant leur maîtresse des chibouques allumées et des tasses de café. « La coutume d’Orient autorise et prescrit même quelques moments de silence pendant que vous aspirez les premières bouffées parfumées. Lady Hester le rompit la première en m’adressant des questions sur ma mère et particulièrement sur son mariage ; mais, avant que je lui eusse donné beaucoup de détails de famille, l’étincelle prophétique s’alluma au dedans d’elle, et bientôt elle écarta le