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LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

qui nous envahit parfois au milieu des jouissances de la vie, cette lassitude de notre existence moderne, si artificielle et si creuse, qui nous fait éprouver le besoin d’un aliment plus fort que ne peuvent nous l’offrir les prétendus plaisirs mondains dans leur retour perpétuel et monotone. »

Elle chercha donc une contrée qui répondît à un semblable état d’esprit, et se décida pour la Patagonie, parce que nulle part ailleurs elle ne pouvait trouver un champ de plus de cent mille kilomètres carrés à travers lequel galoper en liberté, « où l’on ne serait pas exposé à la présence de tribus sauvages et d’animaux féroces aussi bien qu’à la persécution des visites, des soirées, des lettres et télégrammes et de toutes les autres ressources de la civilisation. » À ces perspectives tentantes s’ajoutait la pensée, toujours séduisante pour un esprit actif, de pouvoir pénétrer dans de vastes solitudes où personne jusque-là ne l’aurait devancée. « Peut-être des sites d’une beauté et d’une grandeur sublimes étaient-ils cachés dans les retraites silencieuses de ces montagnes, qui bornent les plaines arides des Pampas et dont nul n’a osé pénétrer encore le mystère. Et je serais la première à en jouir !… Plaisir égoïste, il est vrai ; mais cette idée avait pour moi, comme pour bien d’autres, un grand charme. »

En compagnie de son mari, de ses frères et de trois amis, lady Florence s’embarqua à Liverpool le 11 décembre 1878. Dans les premiers jours de janvier elle arrivait à Rio-Janeiro, dont elle donne une agréable esquisse, qui peut faire juger de son talent descriptif : « Nulle part, dit-elle, la sauvagerie et l’élégance, la rudesse et la douceur ne se mêlent comme à Rio dans une harmonie exquise ; et c’est cet incomparable contraste qui, selon moi, donne à l’aspect de cette ville son incomparable beauté. Nulle part on ne trouve la même audace, je dirais la même fureur de lignes, unie à cette profusion splendide de couleur, à cette délicatesse féerique de détail. Comme un diamant précieux au sein du roc brut, la baie souriante est enchâssée dans un cercle de colossales montagnes aux formes capricieuses. Les puissances les plus opposées de la nature ont été mises à contribution pour produire cette œuvre parfaite. Le travail terrible des volcans, immenses débris de rocs entassés jusqu’aux nuages en masses irrégulières, est voilé d’un brillant tissu de végétation tropicale verdure et pourpre, soleil et brume. Ici la nature en joie s’amuse à mille créations ; la vie se multiplie d’elle-même l’infini, et la profusion d’existences végétales et animales défie la