Page:Chevalier - Les voyageuses au XIXe siècle, 1889.pdf/270

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
260
LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

les scènes qu’elle préfère, elle sait les rendre avec la plume. Le sens du beau et la faculté de le communiquer aux autres par l’expression est la qualité première et indispensable de l’écrivain qui veut publier le récit de ses voyages.

Allumant un grand feu de bûches de sapins pour se défendre contre les rigueurs de la nuit, car le thermomètre marquait 12 degrés au-dessous de zéro, les ascensionnistes de Long’s-Peak laissèrent passer les heures d’obscurité. À l’approche du lever, du soleil, ils se remirent en mouvement ; car voir lever le soleil du sommet d’une montagne est un spectacle splendide dont on a rarement l’occasion de jouir. Depuis le pic glacé qui les dominait, avec ses neiges éternelles et ses forêts vierges de sentiers, jusqu’aux plaines qui s’étendaient au pied de la chaîne comme un océan sans vagues, tout subit une étrange et merveilleuse transformation lorsque le soleil, dans la plénitude de sa splendeur, dépassa la ligne de l’horizon ; un flot pourpre inonda la plaine grise, les pics étincelèrent comme des rubis, les pins semblèrent des colonnes d’or, et des rougeurs ardentes embrasèrent le ciel. Après le déjeuner, l’ascension recommença, et miss Bird et ses compagnons arrivèrent au « Notch », véritable porte de rochers, où ils se trouvaient sur l’arête même de la montagne, étroit passage de quelques pieds, parsemé d’énormes blocs et s’abîmant d’un côté dans un précipice plein de neige, au fond duquel un lac d’émeraude apparaissait dans une gorge pittoresque.

« Franchissant le « Notch », dit miss Bird, nous contemplâmes les flancs presque inaccessibles de la montagne, couverts de pics et de débris de rocs de toutes formes et de toutes dimensions, entre lesquels nous distinguions de gigantesques contreforts de granit lisse et rougeâtre qui semblaient porter et soutenir la masse qui les surmontait. Je déteste en général les panoramas et les vues à vol d’oiseau ; mais, quoique nous fussions au sommet d’une montagne, ce que nous avions sous les yeux n’était rien d’analogue. Des lignes de crêtes en dents de scie, à peine moins élevées que celle sur laquelle nous étions, se dressaient les unes derrière les autres aussi loin que le regard pouvait atteindre dans cette atmosphère limpide, séparées par d’effroyables gouffres remplis de neige et de glaces, perçant l’azur du ciel de leurs pointes chauves et grises, toujours, toujours plus loin, jusqu’à ce que la dernière cime n’apparût plus que comme une nappe de neige inviolée. Nous distinguions de beaux lacs reflétant les bois sombres, de profonds défilés noirs des masses serrées des