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LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

geais à crête bleue les possédaient pour eux seuls. C’est là qu’aux premières heures du jour viennent paître les daims, les antilopes et les élans ; c’est là que dans la nuit rôdent et grondent le lion des montagnes Rocheuses, l’ours gris et le loup poltron. D’immenses précipices où bleuissaient au fond les masses sombres des pins, des montagnes dont les crêtes déchirées étaient couvertes de neige étincelante, beautés qui nous bouleversaient, grandeur qui nous terrifiait ; puis encore des torrents, des lacs aux eaux dormantes, de fraîches profondeurs ; d’autres montagnes noires de sapins, au milieu desquels le feuillage des trembles faisait des taches d’or ; des vallées où le cotonnier jaunâtre se mêlait au chêne rouge, et ainsi, toujours ainsi, à travers l’ombre croissante du soir, jusqu’à l’endroit où le sentier, que par places nous avions presque perdu, devint un chemin bien tracé, et où nous entrâmes dans un long gulch où le sol onduleux de la prairie était parsemé encore de sapins. »

Long’s Peak, le Matterhorn américain, qui a près de cinq mille mètres de haut, a vu rarement les excursionnistes se hasarder à le gravir, et miss Bird est la seule femme qui ait eu le courage et la résolution d’en atteindre le sommet. Elle avait pour compagnons deux jeunes gens, fils d’un docteur H***, et « Mountain Jim », un des fameux « coureurs de sentiers » de la prairie, expert dans la guerre des frontières indiennes, leur servait de guide. La première partie du trajet fut une longue série de splendeurs et de surprises, déroulant sous leurs yeux émerveillés pics et vallons, lacs et torrents, montagne sur montagne, que dominaient les sommets glacés du Long’s Peak. Lorsque le soleil descendit lentement, les pins dessinèrent sur le ciel d’or leurs silhouettes sombres ; une auréole pourpre et violette couronna les pics grisâtres ; un brouillard lumineux et changeant remplit les gorges, dont les échos renvoyaient doucement ce murmure qui accompagne la chute du jour. Notre voyageuse, l’âme émue de la beauté magique de ce paysage, descendit une côte rapide qui la conduisit à travers les bois, dans un vallon profond où dormait, au milieu de cette solitude, un lac couvert de fleurs blanches et de larges feuilles verdâtres, à juste titre nommé « le lac des Lis ». Sur ses eaux aux teintes d’améthyste s’allongeait l’ombre tremblante des grands bois de pins.

De là miss Bird et ses compagnons rentrèrent dans le désert de feuillage qui revêt les flancs de la montagne, jusqu’à une hauteur de plus de trois mille mètres, encouragés dans leur laborieuse et lente