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MADAME CARLA SERENA

pilent des tas d’œufs, un des articles les plus recherchés ; celle qui les vend est une charmante enfant aux pieds nus, dont la beauté rappelle le type de Mignon ; sa mère non moins belle, est à ses côtés, la tête enveloppée dans un voile blanc qui dissimule la dévastation de sa chevelure ; car les tresses superbes qu’elle offre au chaland ne sont autre que les siennes, qu’elle a coupées pour se procurer en échange des colifichets dont les femmes du pays font tant de cas. Plus loin c’est un groupe de jeunes filles étalant des bachliks, capuchons de laine grossière filés et lissés par elles, et c’est à qui fera l’emplette d’une nouvelle parure afin de briller le dimanche à la danse de la Tamacha. Hommes, femmes, enfants se préparent à l’envi à ce divertissement, qui est le premier bal populaire de l’année. »

Mme Serena parcourut cette foire avec la princesse, à laquelle tout ce monde témoignait un respect qui allait jusqu’à l’adoration. Le lendemain la ville était calme ; les paysans étaient retournés dans leur montagne pour y préparer aussi leur fête pascale. À minuit, une messe solennelle fut célébrée ; les églises regorgeaient de monde ; les femmes étaient vêtues de blanc, les hommes avaient leur costume pittoresque, et leurs armes étincelaient au feu des cierges que chaque assistant tenait à la main. Le prêtre, à la fin de la messe, ayant prononcé la parole consacrée : « Le Christ est ressuscité ! » toute cette immense assemblée répondit d’une même voix : « En vérité ! » Et amis et ennemis, pauvres et riches se donnèrent le baiser de paix. Ce fut un moment émouvant quand toute cette foule se pressa autour de la vaillante princesse, qu’ils appelaient « la mère des mères ». Le repas solennel, le déjeuner de Pâques, a lieu au sortir de la messe, à trois ou quatre heures du matin, dans chaque famille mingrélienne ; les convives, seuls ou en chœur, chantent des hymnes en l’honneur du Dieu ressuscité. La table reste servie toute la journée, et avec le salut traditionnel, on échange les œufs, qui sont un symbole de prospérité. Puis commencent les réjouissances et les danses auxquelles se mêle toute la population, sans distinction de rang. Ces fêtes durent trois jours.

De la Mingrélie Mme Carla Serena passa dans l’Abkhasie, dont elle ignorait la langue, et où elle dut, raconte-t-elle, rester trois mois sans parler. Cependant elle y est retournée une seconde fois en 1881 ; les photographes du Caucase refusant de s’aventurer dans ces régions, elle s’improvisa photographe, et brava dangers et difficultés afin de