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MADAME CARLA SERENA

nête ; la légende raconte que, saint André étant venu dans ces contrées pour y prêcher la foi, il passa la nuit dans un village où on lui vola ses habits ; justement indigné, le saint maudit le village, en déclarant qu’il n’aurait plus jamais pour habitants que des voleurs. Le vol a été, en effet, de tout temps fort en vogue chez les Mingréliens, surtout celui des chevaux, regardé comme un exploit ; et jadis un Mingrélien ne pouvait demander une jeune fille en mariage sans avoir à se vanter au moins d’un rapt de ce genre.

Mme Carla Serena fit à cheval ses tournées dans ces montagnes abruptes, coupées de ravins et de torrents, qu’il fallait traverser à gué ou à la nage, et l’absence de gîtes l’obligea à se faire escorter d’une vraie caravane, emportant tous les objets nécessaires au logement et à la cuisine. Du reste, les vigoureux paysans armés qu’elle rencontra ne firent mine d’en vouloir ni à sa bourse ni à sa vie ; ils se contentaient de la saluer, et elle admirait leur dignité aristocratique. Les femmes rappellent le type classique par la pureté des lignes de leur visage ; elles aiment les couleurs vives, surtout l’orange ; elles portent de longues jupes et des voiles, ou bien, pour le travail, elles se coiffent de fichus de couleur. Ces belles et majestueuses paysannes qu’on rencontre dans les sentiers, le fuseau à la main, font penser aux héroïnes d’Homère.

Les Grecs ont d’ailleurs laissé dans ces régions des traces qu’on retrouve dans les coutumes comme dans les beautés de la race. Les enterrements et les mariages sont accompagnés de cérémonies qui rappellent les usages antiques. Lorsqu’un riche Mingrélien meurt, on avertit les amis et l’on fixe le jour des pleurs, souvent éloigné de plusieurs semaines, à cause de la distance des habitations des princes et des nobles. Au jour dit, tous arrivent avec leurs paysans et leurs serviteurs ; on entre processionnellement dans la chambre funèbre, et chacun des chefs fait un discours en l’honneur du trépassé, l’adressant parfois à lui-même ; dans une pièce obscure, les hommes et les femmes de la famille, en deux groupes séparés, poussent des cris et des lamentations. On sert ensuite le banquet mortuaire, où les convives se comptent souvent par milliers ; aussi est-il d’usage que chaque invité offre une certaine somme à la famille du défunt pour la dédommager des dépenses énormes d’une telle cérémonie. Le lendemain on conduit le corps à sa dernière demeure, toujours avec des pleurs et des cris. La veuve suit à cheval, sur une selle d’homme enrichie d’ornements d’argent, le char couvert d’un dais qui porte le