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LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

Heughlin et plusieurs des hommes furent atteints de l’épidémie ; un découragement général régnait dans le camp. Le docteur Heughlin raconte qu’après la mort de Mme Tinné, il allait quotidiennement du zéribah à la résidence d’Alexina, qui en était fort éloignée, pour s’informer de sa santé et la consoler dans son affliction. Il avait toutes les peines du monde à se traîner jusque-là, et souvent, les forces lui manquant en chemin, il lui fallait s’asseoir et se reposer. Quelquefois il n’arrivait chez lui qu’à minuit, ou bien il était pris en chemin d’un accès de fièvre. Une jeune Hollandaise, femme de chambre d’Alexina, que le mal du pays rendait presque folle, se lamentait d’une façon déchirante de mourir si jeune et si loin des siens et de la patrie.

Enfin Mlle Tinné se vit forcée d’abandonner son projet de pénétrer dans le pays des Nyams-Nyams, et, emportant avec elle les corps de sa mère et de sa jeune servante, qui avait également succombé au fléau, elle reprit le chemin de Khartoum, où elle rentra après un an et demi d’absence. Durant cet intervalle, sa tante, la baronne van Cappelan, était morte elle aussi (mai 1864). Alexina, pour se remettre de tant de secousses, se retira dans un village voisin de Khartoum ; elle y vécut dans une solitude et un silence absolus. Quand elle eut reconquis son énergie physique et morale, elle revint au Caire, où elle fixa sa résidence et s’installa avec un luxe splendide. Sa villa fut meublée dans le style oriental ; elle ne voulut que des Arabes et des nègres pour la servir, et adopta le costume arabe. Pendant quatre ans elle joua un rôle prépondérant dans la société semi-européenne, semi-asiatique du Caire ; mais son humeur errante et aventureuse n’était pas apaisée ; son goût pour les choses nouvelles, les lieux nouveaux, restait le même. L’arrivée de plusieurs grandes caravanes du Sahara à Tripoli, où elle s’était rendue pour quelques jours avec son yacht, enflamma son imagination et y fit renaître ses anciens rêves de découvertes africaines. Elle conçut l’idée d’une expédition dont la hardiesse et l’intérêt surpasseraient toutes les entreprises passées ; elle se proposait d’aller de Tripoli à la capitale du Fezzan, de là à Kouka, dans la province de Bornou, et de gagner le Nil par le Wadaï, le Darfour et le Kordofan.

Pour exécuter cet itinéraire, il lui fallait traverser le pays des Touaregs, ces sauvages « pirates du désert », les plus cruels, les plus menteurs, et en même temps les plus beaux et les plus braves des Arabes. Elle engagea donc une forte escorte, composée de trois