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LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

Les voyageuses continuèrent leur route vers l’est, jusqu’au domaine d’un chef arabe, Mohammed-Chu, qui, par une combinaison de force et de ruse, était parvenu à subjuguer les tribus voisines et à affermir son autorité sur cette partie du Soudan. Lorsqu’il manquait d’argent, ce qui n’était pas rare, il exerçait le droit du plus fort, et partait à la tête de sa troupe, détruisant les villages, massacrant les hommes, emmenant les femmes et les enfants pour les vendre comme esclaves, et s’appropriant le bétail. Il aimait la pompe et le cérémonial, et se plaisait à parader sur un cheval magnifique dont la selle, brodée d’or et d’argent, étincelait de pierres précieuses. Mais son courage parut l’abandonner à l’approche de Mlle Tinné, et il fut terrifié par la vue des soldats turcs qui montaient la garde sur le pont du navire. Ce fut sans doute grâce à cette panique que les voyageuses se virent reçues par lui avec des honneurs royaux. Il leur envoya des moutons, des bœufs, des fruits, des danseuses, des curiosités archéologiques ; bref, il s’empressa de mettre à leur disposition tout ce qu’il possédait. Cependant ses libéralités avaient un autre motif, qu’il dévoila plus tard ; il s’imaginait offrir ses hommages à la fille préférée du Grand Turc, et, dans son zèle, il méditait déjà de la proclamer reine du Soudan. Quand ses visiteuses prirent congé de lui, il leur conseilla fortement de ne pas aller plus loin vers le sud. « Prenez garde, ajouta-t-il, ne vous exposez pas à vous trouver en collision avec les Shillooks, qui sont mes ennemis jurés, et les ennemis de tous ceux qui franchissent leurs frontières. Prenez garde qu’ils ne mettent le feu à vos bateaux, comme ils l’ont fait pour tous les navires venant de Khartoum. »

Alexina négligea cet avertissement, continua sa route, et quelques jours plus tard jeta l’ancre près d’un village shillook. Effrayés par les discours de Mohammed, ses matelots refusèrent de s’en approcher ; mais, avec sa résolution accoutumée, elle descendit à terre, suivie d’un interprète, d’un officier, et d’une escorte de dix soldats. La renommée de « la fille du sultan » l’avait précédée ; elle fut accueillie avec des démonstrations du plus grand respect. Les Shillooks, à l’exemple d’autres peuples plus civilisés, s’efforcent de séduire les étrangers pour les entraîner à prendre parti dans leurs querelles, et ils firent tout leur possible pour décider Mlle Tinné à les aider à se défendre contre ce terrible Mohammed-Chu, qui, quelques jours auparavant, manifestait une si louable impatience de la proclamer reine du Soudan. Lorsqu’elle refusa de marcher avec eux