Page:Chevalier - Les voyageuses au XIXe siècle, 1889.pdf/206

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
196
LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

deux Nils, le Nil Blanc et le Nil Bleu, elle était déjà le centre d’un commerce considérable et le rendez-vous de presque toutes les caravanes de la Nubie et du haut Nil. Malheureusement c’était un de ces cloaques du globe où l’on trouve le rebut de toutes les nations, rendez-vous d’Allemands, d’Italiens, de Français, d’Anglais, que leurs patries ont répudiés ; joueurs politiques qui ont jeté leur dernière carte et perdu leur dernier enjeu ; banqueroutiers frauduleux, spéculateurs sans scrupules, gens qui n’ont rien à perdre, rien à espérer, et qui sont trop endurcis, trop désespérés ou trop misérables pour rien craindre. Le grand fléau du lieu était, comme il l’est encore, l’odieux commerce des esclaves, et ses promoteurs se montraient fort hostiles aux projets de voyage de Mlle Tinné. Il n’était pas douteux que, traversant des provinces rongées par cette terrible plaie, elle n’en observât les épouvantables résultats et ne tardât à les révéler au monde civilisé, sans crainte des conséquences. On mit donc secrètement tous les obstacles possibles en travers de sa voie ; mais sa grande fortune, sa haute position et son invincible énergie finirent par triompher de tout, et, après un retard de quelques semaines, elle vint à bout de ses préparatifs. Des provisions suffisantes furent rassemblées ; on y joignit une certaine quantité d’objets destinés, suivant le cas, à être donnés en présents ou en échanges. Mlle Tinné prit à sa solde une escorte de trente-huit hommes armés, dont dix soldats, et qui tous avaient la réputation d’être dignes de confiance ; enfin elle loua, pour la somme considérable de dix mille francs, un petit steamer appartenant au prince Halim, frère du dernier khédive.

Sa nature morale très élevée se révoltait contre l’atmosphère sociale de Khartoum, et elle quitta cette ville avec bonheur pour commencer à remonter le Nil Blanc et à mettre à exécution le plan qu’elle s’était tracé. Elle contemplait avec un plaisir infini les paysages charmants qui se succèdent le long de ses rives ; des groupes serrés d’arbres élégants arrêtaient le regard : palmiers, mimosas, acacias, gommiers qui rivalisent de taille avec nos chênes, et surtout les gracieux tamaris. Des myriades de buissons fournissaient un abri aux singes bleus ; des essaims d’oiseaux aux ailes étincelantes traversaient l’air comme de vivants rayons ; sur la large nappe du fleuve s’étendaient les feuilles colossales et les blanches fleurs des nénuphars géants, à l’abri desquels le crocodile et l’hippopotame se jouent avec lourdeur. Il y a là des effets de lumière impossibles à décrire ; tous les objets se dessinent nettement dans une atmosphère transparente, et la pré-