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LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

une profusion inouïe de fleurs rares, de bougies, de vaisselle d’or et d’argent massif, et on pourrait nourrir un régiment avec la desserte de notre table, où, par respect, notre hôtesse ne s’assied jamais avec nous. Au milieu de cette humilité perce cependant un grain d’orgueil, orgueil légitime de la richesse acquise par le travail et l’intelligence ; comme nous lui reprochions ces prodigalités inutiles, elle nous répondit qu’elle était assez riche pour ne se rien refuser, et qu’elle n’avait pas changé son train de maison pour nous. »

À deux jours de Tomsk, la route plonge dans les immenses marais de la Baraba, et se compose de rondins de sapins joints avec de l’argile, qui font aux voitures un plancher peu solide. Le paysage, noyé dans la brume, est d’une étrange tristesse ; ce sont des lacs immenses, des étangs reliés les uns aux autres, des marécages recouverts d’une végétation monstrueuse et d’une profusion d’admirables fleurs sauvages ; on voyage dans l’eau. Ce pays est ravagé par les fièvres et par des nuées d’insectes avides de sucer le sang de l’homme ou des animaux. Mme de Bourboulon en fit la cruelle expérience, quoiqu’elle se fût armée d’un masque de crin et qu’elle eût caché ses mains dans des gants épais. « Je m’assieds dans un coin et j’ouvre le châssis d’une des portières ; l’air est lourd et chaud, la nuit profonde des nuages noirs chargés d’électricité roulent au-dessus de moi, dessinant çà et là de grandes ombres fantastiques, et le vent m’apporte ces senteurs à la fois âcres et fades qui annoncent le voisinage des marais. Peu à peu je m’endors, mais le carreau était resté ouvert ; une vive sensation de froid et des démangeaisons intolérables me réveillèrent ; le jour naissait, les marais m’apparaissaient dans leur splendide horreur mais toutes les parties de ma figure que touchait mon masque avaient été percées des milliers de fois à travers le treillage de crin par des milliers de trompes et de suçoirs affamés. La voiture était inondée de moustiques et de cousins, l’air en était noir. J’eus, à la station où nous nous arrêtâmes, la satisfaction de voir que mes compagnons n’avaient pas été plus épargnés que moi ; aussi les compresses d’eau vinaigrée que nous sommes obligés de nous appliquer nous font-elles ressembler à un hôpital ambulant. »

Mais un danger plus grave, c’est que ces piqûres rendent les chevaux furieux ; ils s’emportent et entraînent les voitures dans les tourbières ; un de ceux de la tarantass ayant rompu ses harnais, bondit dans le marais et y fut instantanément englouti. Ces