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LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

bœufs à longs poils. Mais le plus curieux c’étaient trois grands bateaux montés sur des roues, et construits dans le genre des bateaux de bains qu’on voit dans les villes d’Europe ; ces véhicules étranges servaient à transporter la famille et les richesses des marchands. On échangea des renseignements, et les deux caravanes continuèrent leur chemin en sens contraire, comme deux navires se rencontrant au milieu de l’Océan.

Le désert cessait enfin, et le pays des Khalkas lui succédait, région de grandes forêts, de pâturages et de fleuves limpides ; mais ce paradis terrestre de fraîcheur et de verdure n’était pas sans dangers.

« J’ai voulu monter à cheval ce matin, séduite par l’aspect des belles prairies vertes de Taïrun. Mon cheval bondissait sur leur surface, et, lui lâchant la bride, je le laissais franchir l’espace dans un galop effréné, bercée par le bruit sourd de ses sabots qu’amortissait un épais tapis d’herbes, sans m’occuper de rien et rêvant profondément. Soudain j’entends derrière moi des cris inarticulés, et au moment où je me retourne, je me sens tirée par la manche ; c’est un Mongol de l’escorte qui s’est lancé à ma poursuite. Il abaisse tantôt une main, tantôt l’autre, en imitant avec ses doigts le galop d’un cheval emporté ; enfin, voyant que je ne comprends pas, il me montre fixement le sol. La présence d’esprit me revient, j’ai l’intuition d’un danger auquel j’aurais échappé, et je m’aperçois que si nos montures paraissent si animées, ce n’est pas l’aspect des verts pâturages qui les met en joie, mais la peur, la peur d’être englouties vivantes ! Le sol se dérobe sous leurs pas, et si elles restaient immobiles elles enfonceraient dans de perfides tourbières qui ne rendent plus leur proie. Je frissonne encore quand je songe au danger que j’ai couru. Mon cheval, mieux servi par son instinct que moi par mon intelligence, s’emportait, et je ne m’en apercevais point ; quelques pas de plus, j’étais perdue ! »

Le climat et les fatigues avaient fait retomber Mme de Bourboulon dans un état de santé précaire ; sa vaillante énergie défaillait à la pensée d’être gravement malade dans ce pays perdu ; heureusement ils atteignirent Ourga, siège d’un consulat russe, et rentrèrent, provisoirement du moins, au sein de la civilisation, sauf que dans l’appartement confortable qui leur avait été préparé il n’y avait pas de lits, meuble regardé comme superflu en Sibérie. Ourga, ville importante, située sur la rivière Toula, dans un magnifique paysage animé d’immenses troupeaux de chevaux à demi sauvages et de