Page:Chevalier - Les voyageuses au XIXe siècle, 1889.pdf/193

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
183
FRÉDÉRIKA BREMER

que l’argent même s’usait dans les coffres ; et, en effet, une poignée de piastres fut trouvée rognée comme par une lime, grâce au frottement ; si le voyage s’était prolongé, tout aurait été réduit en poussière. Pour se reposer de la voiture, Mme de Bourboulon essaya de monter à cheval, mais ce fut encore pire, car elle dut suivre les voitures au grand galop, et, l’étape achevée, elle se trouva exténuée de fatigue. En avançant, la végétation devenait de plus en plus rare ; un arbre rabougri, qui avait poussé par hasard dans une fente du plateau, arrêta les voyageurs comme une merveille du steppe. On rencontrait encore çà et là quelques touffes roses de saxifrages, une plante grasse épineuse, de maigres bruyères et un peu d’herbe dans le creux des rochers ; les iris violets, jaunes et blancs de la terre des Herbes, les œillets rouges qui parfumaient la route de leur délicieuse odeur, avaient disparu. Dans cette solitude aride on trouve pourtant des villes ou plutôt des lieux de campement habituels aux caravanes, où les pasteurs du désert affluent pour leurs échanges avec les marchands chinois et sibériens. À Homoutch, l’une de ces capitales primitives composées de tentes, s’élève une lamaserie construite en briques vernies de blanc, qui repose le regard fatigué de l’uniformité des steppes. Mais Mme de Bourboulon se plaint de sa nuit troublée par le bruit des troupeaux et des chameliers, et surtout celui du passage des lamas quêteurs, qui réclamaient, en faisant retentir leurs conques marines, les subsides de beurre et de lait qu’on a coutume de leur donner. L’admirable silence du désert l’avait déshabituée du tumulte des villes. Un petit fait qu’elle raconte nous laisse entrevoir les habitudes de ces tribus nomades.

« La chaleur a été terrible pendant toute cette journée, et le soir, en arrivant à l’endroit où nous devions coucher, nos postillons se précipitèrent avec avidité sur les vases pleins d’eau et de lait de chamelle que les femmes et les enfants leur avaient préparés ; une violente altercation s’ensuivit parce qu’une de ces Agars du désert avait donné à boire à un étranger avant son mari. Celui-ci renversa le contenu du vase et jeta du sable à la tête de sa femme, au milieu des rires et des exclamations des pasteurs. Ces scènes primitives me rappelaient la Bible et le temps des patriarches. »

La rencontre d’une caravane, la première qu’ils eussent croisée sur leur route, fut un événement ; en tête s’avançaient deux marchands sibériens qui se rendaient en Chine ; des Mongols à l’aspect misérable et sauvage les accompagnaient avec leurs chameaux et des yaks ou