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FRÉDÉRIKA BREMER

sur le kang ou lit de repos, où j’étais à peine étendue, qu’on m’offrit l’inévitable thé. Je me laissais aller à une douce somnolence, quand une inquiétante pensée vint me rendre toute mon énergie. J’étais couchée sur un amas de loques et de haillons de toute couleur, et certainement le kang devait avoir d’autres habitants que moi. Je me levai aussitôt, malgré les protestations de mes Chinoises, et j’allai m’asseoir dans la cour, sous les galeries. »

En Chine, les arbres sont rares dans la campagne, parce qu’on croit qu’ils nuisent à l’agriculture, mais si nombreux dans les villes, qu’ils leur donnent de loin l’aspect de grands parcs à hautes futaies ; ainsi apparut aux voyageurs la ville de Tchang-Ping-Tcheou, où ils passèrent la nuit, et près de laquelle ils allèrent le lendemain visiter les célèbres sépultures de la dynastie des Mings, agglomérations de curieux monuments que les Chinois regardent comme le plus merveilleux spécimen de leur art au XVIIe siècle de leur chronologie. On voit d’abord, sur une hauteur, un édifice singulier dont six gigantesques monolithes forment les colonnes, posées sur des piédestaux carrés que décorent des sculptures mythologiques et des figures de lion de grandeur naturelle ; sur ces colonnes reposent douze pierres de même dimension, placées perpendiculairement et surmontées de toits de tuiles peintes et vernissées. C’est l’entrée de la sépulture qui sert de point de départ à une large chaussée ; on monte graduellement, l’horizon s’élargit, et soudain on se trouve en face d’un arc de triomphe de marbre blanc percé de portes monumentales, celles du milieu laissant voir une armée de monstres gigantesques rangés sur les bords de la chaussée, monstres en pierre, peints des couleurs les plus éclatantes. La vue est bordée de pins séculaires ; d’autres arcs de triomphe s’élèvent au bout de la chaussée, et sur une colline une réunion de temples et de pagodes en marbre blanc, couverts de tuiles dorées. En s’engageant dans cette avenue bordée de monstres grimaçants, les chevaux se cabrèrent de frayeur et refusèrent d’obéir à leurs cavaliers ; mais, plus loin, aux bêtes féroces succédèrent les animaux domestiques, puis les statues des sages et des empereurs. Enfin on atteignit un dernier arc de triomphe, au milieu duquel une tortue gigantesque porte sur son dos un obélisque de marbre couvert d’inscriptions. À l’époque de la visite de Mme de Bourboulon, l’enceinte était fermée, et pendant que les courriers chinois partaient à la recherche des gardiens, les voyageurs déjeunèrent gaiement à l’ombre d’énormes mélèzes. C’était la pre-